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ANALYSES.p. tannery. La science hellène.

n’est plus l’antithèse d’Héraclite. Il est loin de professer l’idéalisme qui se manifestera chez Mélissos. Sa tendance, au contraire, est toute réaliste : il oppose l’ancienne conception ionienne du monde, perfectionnée scientifiquement, au dualisme des Pythagoriciens. S’il existait, dit-il, un illimité au delà du monde limité, que serait cette seconde essence ? Le vide absolu, l’espace sans matière ? Mais une telle nature n’est que le non-être, lequel ne peut exister en aucune façon. Donc le monde est fini, et il n’y a absolument rien en dehors de lui. D’autre part, comme le mouvement de révolution d’une sphère n’est concevable que s’il y a quelque chose au dehors à quoi ce mouvement puisse être rapporté, la révolution diurne apparaît au philosophe comme une impossibilité logique, et ainsi il y a, selon lui, désaccord entre les données des sens et les conclusions de la raison. Ce qui fait, dit Tannery, l’importance philosophique de cette doctrine, c’est qu’elle est établie par la seule force de la raison ; mais si la méthode est abstraite, l’objet reste entièrement concret. — De même la dialectique de Zénon d’Elée n’est pas, comme on le dit, une démonstration indirecte de l’idéalisme. Zénon s’attaque, non au pluralisme du sens commun, mais au pluralisme pythagoricien, suivant lequel les corps, le temps et le mouvement sont des composés faits de points matériels indivisibles. Zénon démontre par une réduction à l’absurde l’impossibilité de ces indivisibles et la nécessité de concevoir les corps, le temps et le mouvement comme des grandeurs continues[1]. En cela il demeure réaliste. — Avec Mélissos, qu’Aristote a accusé de concevoir l’être comme matériel, nous rencontrons pour la première fois un idéalisme déterminé. Mélissos, en face d’un héraclitisme dégénéré, qui raffine sur l’inconstance des choses jusqu’à la niaiserie, se prononce nettement pour la doctrine contraire, nie que l’être véritable soit étendu, et déclare que le monde changeant des phénomènes n’est qu’une illusion des sens. En cela il applique le mode de raisonnement des Éléates à la conception de la nature où aboutissait l’héraclitisme. Les atomistes, selon Tannery, dépendent étroitement des Éléates : ceux-ci avaient conçu le vide par opposition à l’être et en avaient nié l’existence : les atomistes reprennent le vide pour le poser comme existant, et le déterminent d’une manière qui rende cette existence concevable. — Anaxagore, on l’a vu, n’est pas l’auteur de la théorie du vous, laquelle remonte à Héraclite. Sa vraie signification est dans la théorie de la matière. Pour concilier le monisme et le dynamisme d’une part avec le pluralisme et le mécanisme

  1. Cf. V. Brochard, qui, dans une élégante dissertation sur les arguments de Zénon d’Elée contre le mouvement (Compte rendu de l’Ac. des Sc. mor. et pol., 1888), soutient dans le même sens que les arguments de Zénon sont dirigés contre l’idée du continu comme composé. Si le continu est composé, il l’est, ou de parties divisibles à l’infini, ou d’indivisibles : dans les deux cas, le mouvement est impossible. Tel est, selon Brochard, le résumé de l’argumentation de Zénon, lequel a en vue d’établir que l’être est à la vérité continu, mais en même temps indivisé et indivisible.