Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVII, 1889.djvu/568

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droit ou contrefait, grand ou petit, ou de taille moyenne[1]. » La représentation visuelle ne constitue pas l’idée, elle ne lui est pas indispensable, par conséquent il peut se faire que, par d’autres moyens, l’esprit puisse se faire des idées abstraites des choses. Mais le raisonnement de Berkeley n’a pas même une grande valeur en ce qui concerne la représentation visuelle elle-même ; on a pu voir par les exemples donnés plus haut que tout le monde n’a pas la constitution mentale de Berkeley et que plusieurs personnes peuvent se faire des représentations visuelles abstraites. Je rappelle que M. Taine voit mentalement la couleur sans forme précise. On peut d’ailleurs, en suivant logiquement le raisonnement de Berkeley, arriver à des conclusions qui en montrent bien la faiblesse. — Si, en effet, d’après lui, l’image d’un homme doit être forcément l’image d’un homme « blanc ou noir, ou basané, droit ou contrefait, grand ou petit, ou de taille moyenne », si en un mot tout doit être déterminé dans l’image, on peut soutenir que toute image d’homme doit avoir une chevelure plus ou moins fournie, et même composée d’un certain nombre de cheveux et, en effet, si le nombre de cheveux n’y est pas exactement déterminé, on n’a plus qu’une image abstraite qui peut être aussi bien celle d’un autre homme, en tant que la différence entre les deux ne porterait que sur le nombre des cheveux, mais de même le dessin des petites veines de l’œil doit être exactement déterminé, sans quoi on n’a plus qu’un œil abstrait et général, et de même pour les plus petites rides du visage, de même pour les pores de la peau, de même pour tous les détails sans lesquels évidemment l’image perd quelque chose de son individualité et n’est plus qu’une image abstraite et générale en ce qu’elle peut représenter un certain nombre d’individus qui pourtant seraient différents. Et je pense que la conclusion à tirer c’est que toutes les images et toutes les représentations si vives et si nettes qu’elles soient sont à quelque degré abstraites. On peut même en dire autant de nos perceptions et elles aussi présentent les caractères de l’état primitif que nous avons examiné au commencement de cette étude, surtout quand elles se rapportent à des objets que nous ne connaissons pas suffisamment.

Les voyageurs qui arrivent dans un pays habité par une race différente de la leur, trouvent que tous les habitants se ressemblent et ont de la peine à les distinguer ; dans un troupeau tous les moutons nous paraissent se ressembler ; dans un cent d’épingles nous ne trouvons pas, à moins de les examiner bien en détail, des diffé-

  1. J’emprunte cette citation à l’ouvrage de Mill sur Halmilton, chap. cité, trad. franç. de M. Gazelles.