Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVII, 1889.djvu/58

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des compagnons disparus, il les retrouvait tels ou à peu près qu’il les avait connus. Si d’un côté l’immortalité du mort et du dormeur, si les visions du songe et de la veille devaient tendre à faire se constituer l’idée d’esprit séparée de l’idée du corps, d’un autre côté l’esprit ne paraissait pouvoir en aucune façon se séparer du corps. Il n’apparaissait jamais sans le corps qu’il animait, et l’idée de l’âme tendait à entraîner avec elle, à s’associer étroitement la représentation d’un corps. Ainsi la représentation du corps tendait à se séparer de l’idée de l’âme et à se joindre à elle à la fois, — on ne séparait l’âme d’un corps que pour lui en donner aussitôt un autre, on ne se la représentait pas en elle-même, ou plutôt on la confondait encore avec le corps. De la sorte, l’âme ne pouvant guère être conçue que comme un corps animé, quand on séparait l’âme du corps, quand on supposait dans un individu une âme qui lui donne la vie, c’était en réalité un autre individu qu’on supposait dans le premier. Il y avait en quelque sorte un dédoublement de l’individu. Par une sorte de jeu d’attraction et de répulsion, l’idée de corps éloignait l’idée d’âme, qui à son tour attirait celle d’un autre corps. On a ici un bon exemple de cet état en quelque sorte pâteux des conceptions primitives ni abstraites, ni concrètes, où les phénomènes s’agglomèrent en dépit de la logique, où les associations que l’expérience ou le raisonnement font rompre sont immédiatement reprises sous une autre forme, où les conséquences, même presque immédiates, d’une croyance ne sont pas perçues ou ne font aucune impression sur l’esprit, où les contradictions les plus énormes se produisent et se perpétuent, faute de pouvoir lutter entre elles et parce que les éléments qui composent les diverses représentations ne peuvent se séparer, s’abstraire et ou bien vivre d’une vie indépendante ou s’enchaîner facilement à d’autres systèmes de faits psychiques, où ils pourraient apporter l’harmonie qu’ils détruisent dans le complexus où ils restent engagés. Cette abstraction rudimentaire, qui consistait à séparer du corps visible quelque chose qu’on se représentait comme la cause de sa vie, est faite et défaite simultanément.

Est-elle complètement défaite ? Probablement non. Que les hommes primitifs aient pris leurs rêves pour des réalités, cela n’est pas bien surprenant. Il faut une certaine habitude de classer, instinctivement ou consciemment, les phénomènes pour distinguer la veille et le rêve. Cette séparation n’est pas absolument accomplie même chez nous, puisque les rêves ont une certaine part dans la formation de nos tendances et dans la puissance des sentiments et des idées. À ce point de vue d’ailleurs tout n’est pas faux dans le rêve, qui est