Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVII, 1889.djvu/60

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des femmes et des esclaves, les pratiques d’où sont sorties, comme on l’a montré, un grand nombre d’institutions politiques[1]. Tous ces faits sont faciles à trouver, grâce aux auteurs qui les ont rassemblés et en ont tiré des vues générales. Il est plus intéressant pour notre sujet d’étudier l’état d’esprit général et moyen des peuples civilisés au point de vue de l’abstraction et de la synthèse. Nous y retrouverons, bien qu’à un degré moindre, les caractères de la pensée primitive, la juxtaposition de l’abstrait et du concret, la cohésion incohérente des éléments psychiques et le dédoublement caractéristique des systèmes différents subsistant sur un fonds commun.

Dans les croyances communes ces formes inférieures de l’abstraction sont très fréquentes. La plupart des idées qui ont cours sur la vie future sont un mélange singulier d’abstractions incomplètes et de concrétions vagues. On admet volontiers que tout n’est pas fini avec la mort, que l’âme survit ; d’un autre côté, on sait à n’en pouvoir douter que le corps pourrit sous la terre. De là une série de conceptions et d’imaginations qui sont tour à tour affirmées et niées explicitement et qui le sont toujours implicitement, parleur non-concordance avec d’autres opinions qui ne sont jamais formellement rejetées. On se représente la vie future sous le double aspect des peines et des récompenses, ou bien quelquefois comme une sorte de continuation de celle-ci. Mais les prédicateurs à croyances plus raffinées ont beau insister sur le caractère spirituel des peines et des récompenses, il est bien difficile pour un esprit ordinaire, à moins qu’il ne se fasse aucune représentation de la vie future et qu’il se borne à répéter les mots qu’il entend sans leur attacher un sens précis, ce qui arrive du reste, de voir par l’esprit quelque chose qui diffère beaucoup du « Paradis painct, où sont harpes et luz » et de l’ « enfer ou damnez sont boullus ». Tout ce qu’on a pu trouver de plus éthéré pour le paradis, c’est la musique et le chant ; mais pourra-t-on se hausser à ce degré d’abstraction de comprendre ce que c’est que de chanter sans avoir une bouche et d’entendre sans avoir un appareil auditif ? Non, sans doute, pas plus qu’on n’a pu imaginer que le diable torturait des esprits purs. Il y a ici ou bien de simples suites de mots, ou bien des mélanges hétérogènes d’abstractions et de concrétions. D’un côté on admet que l’âme est immatérielle et se distingue du corps, de l’autre on lui donne un corps et on lui fait faire ou subir toutes sortes d’actes qui impliquent sa matérialité. Nous voyons bien encore ici les deux systèmes d’idées retenus et comme collés sur un fonds commun, dont ils ne peuvent se séparer, et per-

  1. Fustel de Coulanges, la Cité antique.