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œil nouvellement ouvert à la lumière, je veux parler de la vision de la profondeur de l’espace d’une part, et de la vision des grandeurs, des formes, des directions d’autre part. Laissant donc de côté plusieurs faits qui ont un autre sens et une autre portée, je me bornerai à présenter ici très brièvement ceux qui ont rapport à ces deux points seulement.

Tout d’abord, pour ce qui concerne la vision de la profondeur de l’espace, j’ai pu constater avec certitude qu’elle était, chez Marie V., extrêmement imparfaite. Ainsi M. Daguillon qui m’accompagnait, s’étant placé à environ deux mètres d’elle et moi à deux mètres un peu plus loin, elle déclara qu’elle nous voyait tout à côté l’un de l’autre et nous touchant. Je reculai d’à peu près deux mètres encore. Cette fois elle dit qu’elle me voyait un tout petit peu plus loin que M. Daguillon ; mais il est juste de faire observer qu’elle avait entendu le bruit de mes pas, quoique j’eusse marché de façon à en faire le moins possible. Quatre ou cinq jours auparavant, aux Quinze-Vingts, on lui avait montré je ne sais plus quel objet qui était au moins à trente mètres ; elle avait dit qu’elle le toucherait bien avec la main, et elle avait étendu le bras pour le saisir.

Ces faits assurément n’apprendront rien à personne, mais voici qui a plus d’importance, et qui nous met sur un terrain moins battu. C’est une légende très communément accréditée que l’aveugle qui vient de recouvrer la vue voit tous les objets qu’on lui présente dans son œil, ou du moins touchant son œil. Ce qui a donné lieu à cette légende, ce sont certaines réponses faites par des aveugles qu’avaient opérés Cheselden, Home et quelques autres, et d’après lesquelles ces aveugles voyaient les objets touchant leurs yeux. En vain M. Janet, et d’autres après lui[1], démontrèrent qu’il ne faut pas prendre à la lettre cette expression du nouveau voyant que les objets touchent son œil ; le préjugé est tenace, et sans doute il dure encore. Pour éclaircir mes doutes à cet égard, je demandai à Marie V. si elle nous voyait, M. Daguillon et moi, dans son œil ou touchant son œil. La réponse fut vague et embarrassée ; cependant je crus discerner qu’elle devait être négative. Mais, quelques instants après, j’obtins d’elle mieux qu’une réponse verbale. Nous lui présentâmes à des distances variables entre un et deux mètres différents objets, en les plaçant dans la situation la plus commode pour qu’elle pût les bien voir de son œil encore malade et peu

  1. Voy. la Perception visuelle de la distance, par M. Janet, dans la Revue philosophique du 1er janvier 1879, et nos articles sur l’Espace visuel et l’Espace tactile, dans les nos des 1er février et 1er avril derniers.