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DUNAN.guérison d’aveugle-né

ont le tort de supposer par leur théorie. Ainsi Lotze n’est en définitive qu’un nativiste inconscient. Bain et Helmholtz font-ils mieux ? On va en juger. Comme on le sait, d’après ces deux auteurs, nous ne percevons directement et effectivement l’espace que par les sensations musculaires auxquelles donnent lieu les mouvements de nos membres. Notre apparente perception de l’espace en est donc en réalité une construction opérée par le moyen de nos sensations musculaires et tactiles. Jusqu’ici il n’y a rien dans la théorie que de correct et de conforme aux principes de l’empirisme. Mais voici où commence l’anomalie. Cet espace ainsi construit par nos membres locomoteurs, il faut que nos yeux le perçoivent à leur tour, mais le perçoivent au sens littéral du mot, c’est-à-dire le voient tel qu’il est en soi, créé d’avance par le sens musculaire, et sans le construire eux-mêmes le moins du monde. Or en quoi, nous le demandons, cette conception diffère-t-elle de celle de Lotze et des nativistes ? On répondra peut-être à cela que la différence est grande, en ce que, dans la conception de Lotze et des nativistes, l’espace objectif qu’il s’agit de percevoir est en quelque sorte une donnée absolue n’ayant rien de commun avec nos sensations ; mais qu’ici il en va autrement, puisque l’espace objectif que devra percevoir l’œil n’est lui-même qu’un ensemble de sensations musculaires, lesquelles pourront s’associer avec les sensations oculaires, et par là leur communiquer l’aptitude à représenter l’étendue qu’elles ne possèdent pas par elles-mêmes. En réponse à cela nous demanderons d’abord, et pour prévenir toute équivoque, si l’œil voit vraiment l’étendue. S’il ne la voit pas vraiment, c’est qu’il ne voit pas non plus deux corps, par exemple deux flammes de bougie, comme situées l’une en dehors de l’autre, comme étant l’une à droite, l’autre à gauche, comme ayant une certaine grandeur, etc., puisque voir toutes ces choses c’est voir dans l’espace, et c’est voir l’étendue : dans ce cas, nous n’avons rien à dire parce que nous sommes en présence de l’absurde pur et simple. Mais si au contraire il est reconnu que l’œil voit réellement l’étendue, que nos sensations visuelles sont plus que des signes des rapports d’ordre spatial que peuvent avoir entre eux les objets, qu’elles comportent une perception effective de l’étendue elle-même, alors nous demanderons comment on explique la souplesse avec laquelle nos sensations visuelles se sont adaptées de manière à rendre possible une telle perception. Il a fallu en effet pour cela de deux choses l’une : ou bien qu’elles eussent quelque prédisposition à se laisser adapter ainsi, et alors nous retombons dans l’innéité et dans l’harmonie préétablie, c’est-à-dire dans le nativisme ; ou bien au contraire qu’elles n’eussent aucune prédisposition