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La vieille critique devient donc, avec M. H., un moyen d’investigation psychologique, et le plus puissant, à ce qu’il semble. Sainte-Beuve, nous dit-il, fut surtout biographe ; il s’efforça d’arriver à la connaissance de l’individu, mais il ne vit point que la connaissance d’un auteur n’affecte en rien le plaisir esthétique que peuvent donner ses livres » (p. 11). Taine a apporté dans la critique un esprit autrement clair et fort : il cherche le rapport de l’auteur avec son œuvre, et le rapport des auteurs avec l’ensemble social dont ils font partie. L’évolution de la critique, en résumé, s’est faite de l’esthétique à la psychologie, et enfin à la sociologie : elle peut être fixée provisoirement dans le ressort de ces trois sciences.

L’analyse esthétique, par laquelle il convient de commencer, portera sur les moyens employés et les émotions produites. « Quelles sont les émotions que l’ensemble des œuvres de tel auteur suscite, et par quels moyens les provoque-t-il ? qu’exprime tel auteur et comment l’exprime-t-il ? » (p. 30). Voilà l’objet de la première analyse, d’après M. H. Elle implique la critique littéraire ; mais celle-ci n’y est pas définie expressément, et la question vise surtout l’étude psychologique du poète. Un critique littéraire estimerait l’émotion « esthétique » ; le psychologue dégagera les émotions « ordinaires » de conservation, de sympathie, qui se trahissent dans l’œuvre. La question posée par M. H. est ambiguë, et c’est pourquoi il se trouve ici « arrêté court » par une difficulté qu’il croit n’avoir encore été aperçue par aucun esthéticien (p. 31). Elle n’est rien moins que de savoir si l’émotion esthétique est quelque chose de spécial, ou si elle ne serait pas simplement une « forme inactive » de l’émotion ordinaire, chacune de nos émotions pouvant tour à tour devenir esthétique, et résulter, « avec quelque modification », de la vue ou de l’audition d’une œuvre d’art.

M. H. tient pour la seconde formule. Lui pourtant, qui accepte avec Spencer, contre Guyau, la théorie de l’art fin en soi, désintéressé, il sent bien que l’art doit avoir sa marque propre, que l’émotion esthétique se distingue en quelque chose des émotions ordinaires, et il recourt, pour se tirer d’embarras, à une hypothèse ingénieuse : « Nous croyons, écrit-il (p. 36), qu’il faudra à l’avenir distinguer dans l’émotion ordinaire (non plus esthétique) : d’une part, l’excitation, l’exaltation neutre qui la constitue, qui est son caractère propre et constant ; de l’autre, un phénomène cérébral additionnel, qui est l’éveil d’un certain nombre d’images de plaisir ou de douleur, venant s’associer au fond originel, le colorer ou le timbrer, pour ainsi dire, et produire la peine ou la joie proprement dites, quand elles comprennent le moi comme sujet souffrant et joyeux. » L’émotion esthétique aurait alors ceci de particulier, que, « tout en conservant intact l’élément excitation », elle « laisse à son minimum d’intensité l’élément éveil des images, etc. ».

Une distinction de ce genre était à faire, sans doute ; mais il ne fallait pas s’enfermer dans l’état émotionnel. Il fallait, pour toucher le