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TARDE.catégories logiques et institutions sociales

féconde, d’une projection spontanée du moi qui se multiplie hors de lui-même, devient à chaque instant le sujet des jugements internes qui ont des sensations pour prédicat. À chaque instant, l’esprit imagine un corps auquel il attribue, non pas diverses sensations d’un même sens (blanc et noir, chaud et froid, son grave et son aigu, rudesse et poli, etc.), mais une sensation de chaque sens (blanc, chaud, son grave, rudesse, etc.). Car les diverses sensations d’un même sens s’excluent et se contredisent, tandis que des sensations appartenant isolément à divers sens ne se contredisent point, et même ont l’air de s’appuyer et de se confirmer en se rencontrant sur le même corps ou corpuscule. Il est clair que la logique oblige l’esprit à concevoir un nombre indéfini de corps ou de corpuscules de ce genre, c’est-à-dire autant qu’il discerne de sensations différentes de même nature. La multiplicité et la discontinuité des atomes, et l’impossibilité d’écarter cette hypothèse aussi nécessaire que décevante peut-être, se trouvent expliquées ainsi.

Mais, si le concept de la matière doit se développer de la sorte en un nombre indéfini de matières, il reste à coordonner celles-ci de telle sorte que leur juxtaposition confuse dans la même pensée n’y donne pas lieu à des contradictions aussi choquantes que les absurdités évitées par cette notion. Le cerveau obtient ce résultat par un classement que lui procure l’idée de l’Espace. De même qu’il a attribué ses impressions à des corps, il attribue maintenant les corps à des lieux, bien qu’à vrai dire les lieux ne soient que le souvenir de corps absents, le fantôme incorporel des corps pour ainsi dire, provoquant la prévision de corps futurs ou possibles. La notion de l’Espace se forme en effet par une suite d’expériences tactiles, puis visuelles, c’est-à-dire de jugements portés sur des objets matériels qu’on affirme après les avoir désirés. Du chaos de ces objets accumulés par ces tâtonnements naît tout l’ordre géométrique. Ces lieux, qu’il juge homogènes quoique distincts, l’esprit n’a pas de peine à les supposer liés ensemble et à en former un système merveilleux de propositions impliquées les unes dans les autres, ne se contredisant jamais et se confirmant toujours.

Simultanément, d’autres contradictions à éluder contraignent l’esprit à compléter le concept de Matière par celui de Force, et le concept d’Espace par celui de Temps. Un état d’esprit se compose non seulement de sensations, mais de sensations et de souvenirs, et certaines sensations se trouveraient en conflit sans issue avec les images d’autres sensations si l’idée de Force n’intervenait. Je juge ce fruit doré, mais je me souviens de l’avoir jugé vert ; ce fleuve est rouge et grondant, mais je me souviens qu’il était bleu et murmu-