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sociale ont réalisé les conditions de leur accord interne, est-ce que leur tâche est achevée ? Non. Il reste un désaccord fondamental à effacer, senti chaque jour davantage à mesure qu’une civilisation avancée met en pleine lumière toutes les contradictions. Il reste à faire en sorte que les deux logiques se réduisent à une seule, et qu’il n’y ait plus analogie seulement, mais identité entre les catégories de l’une et de l’autre confondues.

C’est le but inconscient, mais profond, de tous les savants qui travaillent à chasser du Credo populaire les êtres divins et les entités verbales, le réalisme théologique et le réalisme philologique (autrement dit métaphysique), et à propager un Credo nouveau où tout sera expliqué par des substances chimiques et des forces physiques, par des formes ou des mouvements dans l’espace et des changements dans le temps. C’est aussi le but inaperçu des utilitaires qui s’efforcent de ramener les idées du Bien et du Mal à celles d’une somme de plaisirs et de douleurs, et de supprimer le devoir en le ramenant à l’intérêt individuel, au vouloir intelligent ; et les révolutionnaires concourent à la même fin quand ils rêvent d’une société qui, sans coutumes nationales fidèlement respectées, marcherait très bien par le seul jeu des habitudes individuelles librement formées.

Mais qui ne voit le caractère chimérique de ces dernières illusions ? Toujours la vie nationale imposera à l’individu le sacrifice de ses habitudes les plus chères à la discipline commune, et le sacrifice de son intérêt particulier à l’intérêt général. L’accord des deux téléologies, individuelle et sociale, ne peut donc s’opérer que par voie de transaction réciproque. Il en est de même de l’accord des deux logiques. On n’a pas eu de peine à montrer que ces matières et ces forces par lesquelles nos savants expliquent tout sont d’anciens dieux sous de nouveaux noms ; il n’y a pas très loin de l’Allah de Mahomet à l’Inconnaissable de Spencer. L’Inconnaissable est l’Inconnaissable et Spencer est son prophète. Il n’est pas difficile non plus d’observer que ce n’est point par des formes et des mouvements seulement, mais avant tout par des formules qu’ils rendent compte de l’univers : leurs lois ne seraient rien si elles n’étaient pas des phrases, elles ont besoin d’une langue quelconque pour se soutenir, pour être quelque chose, et, sans la langue, elles ne seraient absolument rien. Impossible donc d’anéantir la logique sociale dans la logique individuelle. Leur dualité est irréductible, mais comme celle de la courbe et de l’asymptote qui vont se rapprochant indéfiniment.

G. Tarde.
(La fin prochainement.)