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c’est ainsi que la pensée poursuit sa route, reprenant peu à peu possession de ses produits, jusqu’à ce que, ayant tout reconquis, elle puisse se reconnaître et se contempler dans son œuvre, s’identifier avant l’univers dans un acte de conscience suprême et infini et dire du moindre atome : il est à moi[1]. » Quel surprenant contraste entre ce que nous promet M. Delbœuf et ce que nous avait promis, par sa bouche, le principe de fixation de la force ! Donc l’univers ne marche plus à la mort, mais à une vie pleinement consciente ; donc l’inférieur tend au supérieur, le simple au complexe ; donc la vie de plus en plus riche est dans l’avenir non dans le passé, l’âge d’or est devant nous ; donc enfin si telle est la direction dans laquelle se meuvent les êtres du monde, on ne peut faire procéder le mort de l’organique, le moins vivant du plus vivant !

Que l’on y prenne garde : nous ne voulons point contester les faits sur lesquels le principe repose, nous voulons seulement ébranler les conséquences que M. Delbœuf essaye d’en déduire, et c’est avec son aide que nous les ébranlons. Non, rien n’oblige à faire commencer le monde par l’apparition des êtres organiques, rien n’y oblige surtout, quand on a pris ses mesures pour ne point laisser les corps bruts entièrement privés de vie. Extérieurement, ainsi que l’apprend la biologie traditionnelle, la vie a commencé : intérieurement, métaphysiquement si l’on peut dire, la vie est aussi ancienne que le monde. Voilà ce qu’enseignait Leibnitz, et M. Delbœuf s’est enlevé le droit d’enseigner le contraire.

Il se l’est enlevé par sa théorie du progrès, par sa doctrine de la différenciation progressive, non seulement acceptée, mais encore défendue et enrichie d’illustrations nouvelles ; il se l’est enlevé par l’aveu plus que compromettant qui va suivre : « Quelque restreinte que soit la signification que l’on veut donner au terme de vie, il est impossible d’assigner une date à l’apparition des êtres. Nous pouvons cependant, pour le cas qui nous intéresse, regarder comme les premiers êtres vivants dignes de ce nom, ceux qui ont procréé des rejetons semblables à eux par simple voie de division. C’est là, en effet, le phénomène caractéristique de la vie telle que nous l’observons aujourd’hui. Auparavant, il y avait un grand nombre d’apparitions fugitives ; avec la génération apparaît la permanence, la loi ; auparavant les unités n’étaient autres que les individus ; aujourd’hui, à côté des unités individuelles, il y a les unités spécifiques[2].

On hésite vraiment à s’emparer d’une dizaine de lignes d’un

  1. Loc. cit., p. 171.
  2. P. 142.