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analyses. — fouillée. La morale, l’art et la religion.

toute son âme se condensent. Parmi les plus belles pièces à mon gré, je citerai particulièrement le Luxe, le Rémouleur, surtout l’Analyse spectrale. Mais plutôt faudrait-il choisir parmi ses morceaux de plus mol abandon, d’élégiaque lyrisme, celles où il a mis le fond de son cœur. Les lecteurs de poésies commencent à être tellement las de voyager dans le lourd chariot mal suspendu et sur le dur pavé de l’alexandrin parnassien, où ils sont secoués et assourdis, qu’il leur arrive parfois de chercher le repos dans l’absurde palanquin des décadents, sans rythme ni raison. Les Vers d’un philosophe leur seront une promenade en gondole vénitienne errant flexueusement, amoureusement, mais en cadence, en sa noirceur gracieuse, à travers de riches palais d’idées. Après s’être évertués pendant longtemps à faire difficilement des vers faciles, et, dans ce but, à éviter les rimes en relief, les sonorités à effet, les accouplements hybrides et inféconds de mots ou d’idées, les poètes se sont mis à la queue-leu-leu à poursuivre un autre idéal, qu’ils atteignent à merveille par des procédés précisément inverses : faire assez facilement des vers très difficiles. Affaire de mode, voilà tout.

Je félicite Guyau de ne s’être pas mis à la mode ; mais cette remarque me donne occasion de faire à ses théories sur l’esthétique des vers le seul reproche que je leur adresse. Ici encore ce sociologue éminent n’a pas fait à la sociologie sa part suffisante. Je n’ai qu’à l’approuver pleinement quand il demande à la physiologie, à la psychologie, à la logique, la justification des mètres poétiques, quand il signale l’analogie fondamentale à cet égard entre l’hexamètre antique et l’alexandrin moderne, entre la rime et le rythme, et explique par la loi physique de « la contagion sympathique », la puissance d’émotion inhérente à l’harmonie réglée des syllabes. Mais cette explication suffit-elle ? Non. La physiologie, la psychologie et la logique, même coalisées, ne sauraient nous dire pourquoi le point initial de l’évolution prosodique au moyen âge à été le vers héroïque de 10 syllabes et non le vers de 12, pourquoi le vers de 12 s’est substitué en France, mais non en Espagne ni en Italie, au vers de 10, pourquoi ce dernier, primitivement (comme on le voit par le Cantique de sainte Eulalie, en langue romane) coupé indifféremment par la césure après le sixième ou après le quatrième pied — liberté à mon sens très regrettable — à fini chez nous par se fixer exclusivement à cette seconde coupe, rigueur excessive et arbitraire qui à bien pu contribuer à lui faire préférer l’alexandrin. Il y aurait lieu à une foule d’et cœtera. Au risque de scandaliser tous les Théodore de Banville et tous les Becq de Fouquières, je me permets d’avancer — et me fais fort de prouver — que nos plaisirs les plus vifs, les plus sincères, goûtés à la lecture des vers, ont leur source en grande partie dans une tradition et une coutume — ce qui ne veut pas dire dans une convention — quand ce n’est pas dans une mode. Je ne nie pas la joie que causent à M. de Banville ses consonnes d’appui, et je suis sûr de sa sincérité ; mais je suis sûr également que, s’il était