Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/30

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
20
revue philosophique

fection d’une nature éminente, riche, dès l’éternité, de tous les trésors de l’être. La richesse se concentre plutôt qu’elle ne se disperse et la diversité des attributs et des modes ne vient sans doute que de la diversité des points de vue. Mais les points de vue ne diffèrent que s’il existe plusieurs centres d’intuition, et cette pluralité, à son tour, accuse la pluralité de l’être. Nous voilà sortis de l’hypothèse. Si on la maintient, on s’aperçoit que le concret manque d’où pourrait pénétrer dans l’être une multiplicité même idéale. Une telle multiplicité ne peut être importée que du dehors, le dehors fait défaut, donc elle n’est pas.

Ces considérations sont confirmées par le témoignage de l’histoire. Il n’est pas de doctrine strictement moniste qui ait réussi à expliquer avec quelque vraisemblance l’existence du phénomène. L’un, en effet, exclut le multiple, même dans l’ordre tout abstrait des qualités et des modes. Chez les anciens, les Eléates partent, on le sait, de l’unité absolue de l’être, mais comme, d’autre part, le sensible s’impose à toute pensée, ils aboutissent fatalement et malgré eux à la dualité irréductible de l’être et du phénomène. Pouvait-il en être autrement” ? Sans lien avec l’être où il n’a pas de place et dont on ne saurait d’aucune façon le déduire, isolé dans la sphère de l’opinion où il vit d’une vie aussi indépendante que son rival dans celle de la science, il ne relève en définitive que de lui-même. Comment serait-il l’expression ou le symbole de ce qu’il nie ? Ce n’est pas une nature étrangère, c’est la sienne propre qu’il manifeste lorsqu’il apparaît. Une telle conception est essentiellement dualiste, ct, en effet, les principes qui s’y rencontrent se disputent, sinon à armes égales, au moins avec une égale autonomie, l’empire du monde. Le phénomène, dans la philosophie de Parménide, c’est le mensonge devenu visible et tangible, l’illusion douée en quelque sorte d’une existence à elle, et trouvant sa place dans la nécessité éternelle des choses en dehors et au-dessous de la vérité.

Dans les temps modernes, on a plus d’une fois reproché à Spinoza d’avoir perdu de vue ce ciel de l’un et de l’immuable où il se complaît, pour regarder du côté de la terre, et demander au monde des faits le moyen de déterminer la nature et de spécifier les attributs de la substance ; mais il nous semble que sa doctrine, moins conséquente que celle d’Élée, donne lieu à une objection plus radicale que celle qu’on lui adresse d’ordinaire. Le philosophe ne pouvait introduire l’infini dans l’unité primitive que parce que déjà il avait aperçu le multiple, et s’il l’avait aperçu ce ne pouvait être que hors de l’un. Il devait donc à l’expérience non seulement