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chefs : l’impéritie profonde, la haine fanatique de la vérité et de la liberté, la paresse intellectuelle, pire que l’indifférence. De là l’incapacité absolue de philosopher, qui est un des caractères acquis de la race.

Gomez Pereira vécut-il assez pour observer les symptômes, pour constater les prodromes de cette décadence sans nom, de cette misère physiologique dont il n’y a point d’autre exemple dans l’histoire des nations ? Encore une fois, on n’en sait rien ; et c’est dommage ; car il serait intéressant de connaître la fin d’une vie entièrement consacrée à la méditation, à l’étude, à la pratique d’un art secourable. Ce sage qui remua tant d’idées et souleva tant de haines, vécut en des temps mauvais, où la science et les talents payaient tribut à l’ignorance du vulgaire et à l’envie des faux savants. Au moment même où paraissait sa doctrine médicale, la persécution contre les protestants sévissait avec une rage cruelle ; et les convers, toujours suspects, se recommandaient naturellement aux inquisiteurs de la foi, qui brûlaient pêle-mêle les réformateurs, les réformés et les nouveaux chrétiens. Philippe II allait débarquer en Espagne pour présider l’acte de foi de Valladolid, encore plus solennel que celui qui venait d’avoir lieu à Séville. Parmi les nobles victimes qui périrent dans cette fête de l’intolérance, figurait un convers nommé Ulloa Pereira, probablement apparenté au médecin-philosophe de Medina del Campo. À quelles conjectures sinistres pourrait donner lieu cette homonymie, on le devine aisément, en se rappelant que Medina del Campo est à peu près à égale distance de Valladolid, où se donnait l’horrible spectacle, et de Salamanque, où Gomez Pereira avait irrité des membres de l’Université, et par la hardiesse de ses paradoxes, et par sa ténacité à les défendre. L’Inquisition ne lâchait point sa proie. Rien ne pouvait adoucir le sort des condamnés. La clémence cléricale pouvait permettre tout au plus d’étrangler la victime avant de la brûler et de jeter ses cendres au vent. Quant au roi, dont la déférence pour le Saint-Office allait jusqu’à l’oubli de sa propre majesté, il ne voulait ni ne pouvait faire grâce. Au duc de Sesse, qui lui reprochait de le laisser conduire au bûcher, quoique grand d’Espagne, Philippe II fit cette réponse : « Si mon fils avait péché contre la foi, c’est moi-même qui apporterais le fagot. » Peut-être que l’exil prévint une fin tragique, quoique la frontière ct les côtes fussent bien gardées. Ce qu’il y a de bien avéré, c’est qu’on ignore comment finit le plus illustre des philosophes espagnols, et que l’Espagne n’a jusqu’ici rien fait pour honorer sa mémoire.

(La suite prochainement.)
J.-M. Guardia.