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du droit de vote, que l’armement universel soit la suite nécessaire du suffrage universel, il n’est pas douteux qu’au lieu des cent cinquante mille ou deux cent mille volontaires qui suffisaient à la France de l’ancien régime pour se défendre et s’agrandir, notre défense nationale exige maintenant des armées de deux ou trois millions de conscrits.

Tout cela est vrai ; mais, si nous voulons être justes pour nos pères, plus justes qu’ils ne l’ont été pour les leurs, il nous convient, à nous sociologues, trop fiers peut-être de nos nouvelles idées, d’être modestes, plus modestes qu’ils ne l’ont été dans l’expression de leur credo. Parmi les principales causes du discrédit où leurs dogmes sont tombés dans le monde des penseurs, — je ne parle pas, bien entendu, des politiciens, — il en est dont il n’est permis ni à un chrétien ni à un philosophe même de se prévaloir, il en est d’autres dont tout Français doit s’affliger. — D’une part, en effet, une grande part du succès des fameux principes est due à cette foi religieuse qu’ils semblaient combattre et dont ils étaient en réalité l’expression rajeunie. S’il y avait en eux du rationalisme comme en toute formule philosophique, il avait surtout du spiritualisme déiste, du prosélytisme catholique, un mépris des barrières nationales et des différences de races que l’Évangile seul a connu au même degré. On a baptisé droits de l’homme ce qui eût mérité plutôt de s’intituler droits de l’âme, si l’on n’eût pas tenu à se faire illusion sur l’origine chrétienne des vérités qu’on lançait au monde. C’est à l’inspiration, c’est à la tradition chrétienne, si je ne m’abuse, que doit être rapportée comme à sa source cette préoccupation singulière du droit individuel qui ne s’expliquerait pas sans l’importance naïvement infinie attachée pendant des siècles à l’âme individuelle, aux fautes individuelles, au salut individuel. Tout ce qui tend, donc, à déprécier et à déprimer l’individu, et l’individu humain, à ne voir en lui qu’un animal comme un autre, à ne voir en lui qu’un de ces tourbillons passagers tels que les rames des bateaux en laissent derrière elles dans le courant d’un fleuve, lui-même fugitif, tout ce qui tend, en outre, à ravaler ou rétrécir la notion du droit, à l’absorber dans l’idée d’utilité, à diminuer la probabilité d’un législateur divin, fixateur et mainteneur éternel de droits innés et inaliénables, dont l’essence est de ne pouvoir se contredire entre eux et de nous conduire nécessairement au plus grand bien de tous ; tout ce qui frappe de la sorte le christianisme à sa racine, positivisme, matérialisme, athéisme, transformisme, atteint du même coup les principes de 1789. Et prenons garde, nous aussi, penseurs indépendants, de n’être pas frappés à notre tour. Car les principes de 1789 ont exprimé à leur manière le triomphe de la méthode rationaliste, logique, philosophique, sur la méthode historique, expérimentale, en science sociale. Je dis le triomphe, puisqu’il y avait eu lutte auparavant comme de nos jours (M. Ferneuil l’a fort bien vu), entre ces deux tournures d’esprit antagonistes dont la seconde était personnifiée