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REVUE GÉNÉRALE.giordano bruno

du supplice. Bruno fut brûlé, avant et après tant d’autres. Jamais le Vatican n’a pu le contester sérieusement. Un consistoire a été récemment tenu, à propos du scandale causé à la Curie par l’élévation de la statue. Une encyclique en devait sortir. Mais l’aveuglement même d’un vieillard entouré de conseillers prévenus n’a pu lui dicter cette inutile imprudence, qui eût été un défi au bon sens et à la conscience européenne. Reconnaissons seulement que le pouvoir papal, en cherchant à étouffer la voix de Bruno, se défendait et suivait l’ordinaire maxime d’une politique fondée sur le droit divin. Ce droit, Bruno le bafouait. Cette politique, il la narguait. En mille endroits de ses écrits, il insultait Rome. Puissante alors, Rome cherchait à se venger. Elle y parvint. Elle le fit cruellement. Aujourd’hui, l’image de sa victime insulte à son pouvoir tombé. Je crois que si l’on eût montré l’avenir à Giordano Bruno, il n’eût pas désiré changer contre une paix obscure et soumise le sort que lui fit cette justice de l’Inquisition et du Pape qui expire aujourd’hui au pied de sa statue.

Ce qui appelait Giordano Bruno à Venise où il se rendit en quittant Francfort, c’étaient les lettres chaleureuses de l’ambassadeur Mendoza, son ancien protecteur en France, et surtout du patricien Giovanni Mocenigo[1]. Disons-le, dans cette sinistre affaire le rôle de ce noble Vénitien est abject. Il a mis une tache sur le blason de sa famille ducale : aux doges qui l’ont précédé il fait succéder le délateur. Son hospitalité fut un piège.

Sans doute Bruno reprenait avec joie le chemin d’Italie. Ce n’est point une âme du Nord, et faite pour Paris ou Wittemberg. Assuré d’un asile dans un palais de cette famille Mocenigo qui avait donné quatre doges à la République, et chez un parent de l’ambassadeur de Venise auprès du Pape, il put se croire en sûreté. Il faisait de fréquents voyages à Padoue, son ancienne Université, et durant quelque temps il dut s’applaudir de son retour. Professeur de son hôte, lié avec les principaux esprits de la cité, il composa quatre opuscules : le De Triginta statuarum, le De Vinculis spirituum, le De Rerum principiis, et le traité italien sur les Sept arts libéraux.

Mais un de ses disciples, apprenant son retour, avait trop raison d’écrire : « J’admire, j’admire qu’il l’ait osé. Je n’ajoute point encore foi à ce bruit. » Bruno se fiait à la justice et à la sécurité de Venise. La République n’accueillait pas aisément les requêtes de l’Inquisition, et opposait aux demandes de peines et d’extraditions sa jalouse autorité et un étroit examen. Mais dès le premier jour, l’entente avait été complète entre le Saint-Office et l’exécuteur de ses basses œuvres,

  1. Documents, publ. par Berti, VIII, 339.