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accumuler les faits pour tâcher d’arriver à pressentir, puis à établir la loi, et se défie des idées préconçues, cela est correct. Mais quand il en vient à l’exposition, il doit, nous semble-t-il, procéder en sens inverse, présenter l’idée d’abord, le fait ensuite, le fait pour l’idée ; le lecteur doit savoir d’avance quel parti l’auteur prétend tirer du fait, quelle portée il lui attribue. C’est un vain scrupule que de ne pas vouloir paraître imposer une conclusion au lecteur, puisqu’on la lui tient en réserve et qu’on lui impose d’ailleurs le choix des faits d’où on la fera sortir. Nous nous reprocherions d’insister ; car, à tout prendre, les thèses, les tendances et les préférences de l’auteur se dégagent assez vite de la lecture de son ouvrage, qui est clairement écrit. Mais nous n’aurions vu que des avantages à ce qu’elles fussent plus expressément mises en avant puisqu’elles sont au fond très réelles, et que le livre en somme est fort systématique. Aussi bien, l’ensemble même de l’ouvrage repose-t-il sur des principes et des hypothèses présupposés. Car l’ordre dans lequel on nous présentera les tribus sauvages n’ayant rien de proprement historique, est précisément déterminé par l’idée même qu’on se fait d’avance de l’évolution sociale.

Quant au plan suivi, il est double. La question de l’évolution de la propriété, comme toute question de ce genre, se présente en effet sous un double aspect, l’un synthétique, l’autre analytique. Ou bien on peut suivre le développement de la fonction propriété, considérée dans son ensemble, à travers les diverses civilisations, ou bien on peut distinguer les différentes fonctions secondaires qui en dérivent et les organes sociaux à l’aide desquels elles s’exercent, pour en étudier la naissance et les transformations. L’auteur s’est placé successivement à ces deux points de vue et de là deux parties, d’ailleurs fort inégales, dans son travail. La première, de beaucoup la plus considérable, comprend l’étude générale de l’évolution de la propriété ; la seconde se compose de deux chapitres traitant de l’héritage, du commerce, des dettes, de la monnaie.

On ne saurait nous demander une analyse détaillée d’un livre qui implique une abondante collection de faits. Nous ne pouvons que tracer à grandes lignes le cadre dans lequel ils sont réunis ; nous chercherons ensuite à dégager les conclusions générales qui en découlent.

L’auteur débute, comme on doit s’y attendre, par un chapitre sur la propriété chez les animaux. La base de l’instinct de propriété est la nécessité de la conservation, mais il faut qu’il s’y joigne une certaine prévoyance pour que la véritable propriété se manifeste. Aussi l’habitation est-elle un des premiers objets auxquels elle s’applique. M. Letourneau insiste sur le caractère collectif de la propriété chez certains animaux tels qu’abeilles, fourmis, etc., et signale, en face de l’instinct de propriété, les instincts de rapine qui en sont les corrélatifs naturels.

Pour l’homme, les phases de l’évolution de la propriété correspondent aux phases de l’évolution politique. « En effet, le droit de propriété a une importance si capitale que toute modification profonde dans la