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A. ESPINAS. — LA PHILOSOPHIE EN ÉCOSSE.

chaque individu avec des éléments empruntés aux idées simples ; Hutcheson au contraire, suivant l’exemple de Shaftesbury, multiplie les idées simples et primitives et montre ainsi que tout esprit d’homme apporte en naissant, à l’état virtuel, un patrimoine considérable d’idées préformées, sorte d’apanage spécifique, antérieur à la réflexion individuelle. Pour lui, il ne songe peut-être qu’à établir que l’œuvre du Créateur est plus grande en nous que Locke ne l’a pensé ; mais plus tard quand les lois de l’hérédité seront découvertes, c’est à l’hérédité que ce fonds commun, peu à peu reconstitué, doit revenir. La science moderne donnera raison d’une part à l’innéisme cartésien contre la théorie de la table rase seulement les principes que Descartes croyait dus à l’illumination divine dériveront pour elle des enseignements séculaires de la nature ; et d’autre part elle donnera raison à la théorie sensualiste de l’acquisition empirique contre la théorie de l’intuition ; seulement cette acquisition sera l’œuvre demi-consciente de l’espèce humaine et des espèces antérieures, au lieu de provenir par composition d’un artifice volontaire, individuel ou social[1].

Si ces vues sont vraies, la polémique soutenue par Hutcheson au sujet de l’idée du beau contre Locke et ses partisans est en grande partie justifiée. Pour Locke, la beauté était une idée composée (livre, ii chap. xii, § 1 et 5), comme l’est celle de l’homme, d’une armée, de l’univers. Idée composée et par conséquent due à un assemblage rationnel d’idées simples. Ses partisans la ramenaient volontiers à l’intérêt personnel et aux plaisirs associés, comme à ses éléments premiers. Shaftesbury (p. 330, tome Ier) s’était déjà élevé contre cette conception Hutcheson en entreprend la critique. Par un grand nombre d’exemples, il cherche à distinguer l’émotion particulière que produisent les objets beaux des plaisirs que fait naître en nous soit le chatouillement des sens, soit la considération d’un avantage à venir. Il montre que la beauté est sentie à première vue, sans réflexion de notre part, par une sorte de perception directe. Et en effet on ne peut nier que les plaisirs esthétiques ne soient antérieurs aux combinaisons volontaires de l’entendement et ne forment une catégorie spéciale de plaisirs. Que l’utilité, en tant qu’actuellement perçue, y soit également étrangère, c’est ce que Hutcheson est de même fondé à soutenir contre les partisans de Locke. Il est vrai que le déploiement des activités esthétiques est utile, considéré

  1. Voy. Locke, Essais, liv. ii, ch. xii, § 2 (trad. Coste, vol. i, p. 470) : « C’est volontairement qu’on fait des idées complexes, » et livre i, ch. iii, § 23 (trad., vol. i, p. 277) « Dans les sciences, chacun ne possède réellement que les connaissances dont il comprend lui-même les fondements. »