Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 11.djvu/16

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
12
REVUE PHILOSOPHIQUE

M. Renouvier donne ici pour objet à l’intelligence et à la liberté apparente quelque chose de simplement désirable, où l’agent voit son bien ; puis il en conclut qu’il est tenu d’agir en vue du bien généralement parlant. Que de termes vagues, non définis, qui n’ont de moral que l’apparence ! La Mettrie aussi admettra le bien ainsi entendu. De même pour le devoir, dont M. Renouvier introduit l’idée sous la forme suivante : « La moralité soumise à ces conditions apparaît sur le terrain des biens opposés, dont la délibération implique le conflit. Elle consiste dans la puissance, soit, pratiquement, dans l’acte de se déterminer pour le meilleur, c’est-à-dire de reconnaître, parmi les différentes idées du faire, l’idée toute particulière d’un devoir-faire, et de s’y conformer[1] ». Cette idée, peut-on répondre, n’a réellement rien de particulier : telle que M. Renouvier l’a définie, c’est simplement celle du parti le plus « désirable » et, en conséquence, le plus rationnel ou logique pour un être doué de raison et de réflexion ; nous sommes bien loin du devoir tel que Kant l’entend. Ce que M. Renouvier vient de présenter comme le « double fondement de la morale » s’appliquerait aussi bien, non seulement à toutes les morales, — même à celle des épicuriens et des cyrénaïques (qui n’excluaient pas la réflexion), — mais encore à tous les arts, soit libéraux, soit manuels. Pour être peintre ou architecte, il faut que l’homme soit doué d’intelligence et de jugement réfléchi, afin de concevoir des plans divers de tableau ou d’édifice ; il faut aussi qu’il se croie libre, en ce sens tout empirique qu’il s’attribuera le pouvoir de réaliser l’idée qui aura prévalu dans son intelligence par la réflexion, et de réfléchir toutes les fois que l’idée même de la réflexion et de sa nécessité sera en lui dominante. Là aussi, il y a un meilleur entre plusieurs possibles, conséquemment un parti rationnel à prendre, un devoir-faire. De même, pour être pilote, il faut être intelligent et s’attribuer la liberté de mouvoir le gouvernail selon l’idée du meilleur ; pour être menuisier, cordonnier, comme dirait Socrate, les mêmes conditions sont requises. Dira-t-on donc que tous ces arts sont des applications de la moralité, du devoir, de l’impératif, de la liberté morale ? Le déterminisme intellectuel et sensible n’est-il pas ici plus que suffisant, comme il suffit au castor pour bâtir sa hutte et à l’oiseau pour choisir l’emplacement de son nid ? M. Renouvier nous dit pourtant que c’est là le « fondement nécessaire et suffisant de la moralité » ; s’il en est ainsi, le problème n’est pas difficile, et tout le monde est déjà d’accord. C’est donc pour ce mince résultat qu’il faut renverser l’ordre habituel des questions,

  1. Sc. de la morale, ch. I, p. 2 à 6.