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même, les bizarres théories scientifiques sur la genèse des couleurs qu’on trouve dans le Timée et ailleurs ne témoignent pas plus contre la perfection de l’organe de Platon, que la divergence d’opinions entre Newton et Gœthe ne prouve qu’ils voyaient différemment les couleurs du spectre. Enfin il n’y a rien à conclure non plus de la prédilection des anciens pour le rouge et le jaune, opposée au goût des modernes pour les nuances plus effacées. Outre que les questions d’éducation esthétique ne doivent pas être confondues avec les questions d’évolution physiologique, les faits ont été singulièrement exagérés, et l’on n’a qu’à passer les Alpes ou les Pyrénées pour constater que, dans les pays du soleil, le sens esthétique le plus délicat a pu et peut encore s’accommoder des colorations les plus vives, qui s’harmonisent avec un ciel, une mer, une nature plus brillants que chez les peuples du Nord.

Après avoir écarté les principales raisons des partisans de l’évolution, il reste à établir, par des faits positifs, l’invraisemblance ou l’impossibilité du développement qu’ils attribuent à l’organe visuel, au moins dans l’espèce humaine. Ici, l’on n’a que l’embarras du choix. C’est d’abord ce verset de l’Éxode (xxiv, 10) : « Et ils virent le Dieu d’Israël, et, sous ses pieds, comme un ouvrage de carreaux de saphir, qui ressemblait au ciel lorsqu’il est serein. » Ce sont ensuite les nombreux restes de peinture retrouvés dans les temples grecs et les tombeaux étrusques du vie siècle avant notre ère, dans des hypogées égyptiens vieux de plusieurs milliers d’années, dans les ruines d’Ecbatane et de Ninive. À qui fera-t-on croire que les Grecs du temps d’Homère ne distinguaient encore que la moitié des couleurs du spectre quand on lit les renseignements suivants sur la peinture murale égyptienne antérieure de mille ans à Homère « Les arbres et les buissons sont toujours représentés avec des feuilles vertes ; le tronc et les branches sont coloriés en jaune et en brun. Dans les vaisseaux, le corps et les mâts sont également jaunes ou bruns, les voiles blanches, l’eau du Nil, des étangs et des canaux toujours bleue, l’eau de mer parfois verdâtre. Les bœufs au pâturage sont rouges, bruns, blancs ou tachetés, d’une vérité de coloris surprenante ; il en est de même des antilopes et des gazelles ; leurs bois sont noirs ; l’herbe qu’elles broutent, verte. Les panthères et les léopards sont jaunes, tachetés de brun rouge ou de noir, le dessous du ventre généralement plus clair que le dos ; le lion est jaune, sa crinière un peu plus sombre ; les singes sont le plus souvent verts, d’après le type du Cercopithecus griseoviridis, etc.[1]. » À côté de ces faits, il est presque inutile de rappeler que le commerce du lapis-lazuli, qui paraît remonter à la plus haute antiquité, était dû uniquement à la belle couleur bleue de cette pierre d’ailleurs sans usage.

Quittons le terrain de l’archéologie pour celui des sciences natu-

  1. Renseignements fournis par l’égyptologue Dümichen, dans le Kosmos, tome I, p. 430 (Cf. Gazette de Francfort du 27 juin 1880).