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A. FOUILLÉE. — LE NÉO-KANTISME EN FRANCE

Kant, pourrait-on ajouter, a commencé par nous faire admettre la voix, en se réservant de nous faire ensuite admettre par postulat la bouche divine dont elle sort, et il se flatte ainsi d’avoir établi la morale en dehors de la théologie, quand, en réalité, il lui a donné un fondement déjà théologique en appelant la voix intérieure une voix absolue, impérative, nouménale, c’est-à-dire divine. Il ne lui sera pas difficile ensuite de montrer que le divin suppose un Dieu quelconque, ce Dieu fût-il nous-mêmes, le moi absolu de Fichte, le sujet-objet de Schelling, l’idée de Hegel, un-tout des panthéistes. Ce qu’il eût fallu établir, c’est que la voix intérieure, dont la nature est aussi indéterminée que les ordres sont impérieux, n’est pas une simple hallucination interne, comme les voix qui ordonnaient à Jeanne Darc d’aller trouver le roi de France.

Mais est-ce seulement sur Kant que tombe l’objection précédente ? Tout philosophe qui attribue au devoir les mêmes caractères d’impératif absolu, d’obligation inconditionnelle, n’aboutit-il pas logiquement, soit au même mystère de l’ « en soi », soit à un formalisme encore plus injustifiable ? M. Renouvier nous dit comme Kant « La propriété du principe suprême de la morale est de n’impliquer aucune connaissance expresse des biens objectifs et des fins réelles des êtres ni de soi-même, quelles qu’elles puissent être. Il vaut toujours de sa nature, ou par sa forme, indépendamment de la matière, à laquelle il s’applique d’ailleurs nécessairement[1] ». Toute la différence, encore une fois, entre Kant et ses nouveaux disciples, est donc en ce point que pour Kant le fond du devoir est une réalité nouménale, tandis que pour M. Renouvier c’est, autant que nous pouvons le connaître, une matière phénoménale. Mais, quand on veut ainsi fonder une morale sur les phénomènes et dans l’ordre de l’expérience, — ce qu’on a toujours appelé du nom de morale empirique, — a-t-on encore le droit d’invoquer une « obligation » véritable, une loi catégorique ?

M. Renouvier admet cependant l’obligation catégorique, dont il parle à chaque instant dans la Critique philosophique. Son fidèle et savant collaborateur, M. Pillon, blâme sévèrement M. Janet, qui, pour des raisons en partie analogues à celles que M. Renouvier oppose lui-même au formalisme kantien, avait réduit les impératifs catégoriques à des impératifs hypothétiques, ayant pour condition l’objet, la matière, la fin qu’ils prescrivent. M. Pillon s’efforce de montrer à M. Janet que, dans la recherche des conditions, on arrive toujours « à une dernière condition ou il faudra bien s’arrêter, c’est-à-dire à une dernière formule d’impératif qui comprendra et expliquera

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