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A. FOUILLÉE. — LE NÉO-KANTISME EN FRANCE

cependant Kant nous parle d’une loi s’appliquant a l’universalité des êtres raisonnables possibles, comme s’il avait fait connaissance avec les anges et avec Dieu, comme si la raison lui était connue comme une faculté plus qu’humaine[1]. » M. Renouvier, d’accord avec Schopenhauer pour repousser « la raison distincte de l’entendement, » la raison plus qu’humaine, essaye cependant de soutenir contre lui « qu’il n’est nul besoin de forcer le sens ordinaire du mot ni de sortir de l’expérience et de l’usage formel des catégories pour considérer une fonction de la raison dans l’acte de généraliser les maximes de vie et de conduite et de n’accepter comme moralement bonnes que celles qui, généralisées de la sorte, restent applicables à une société d’êtres humains[2]. » — Mais, pour qui n’admet que l’expérience et des catégories formelles, la généralisation elle-même demeure toute formelle, toute logique, et alors il devient impossible d’identifier le moralement bon avec ce qui est général, car en quoi la généralité, par elle-même, est-elle bonne ? Un joug général, par exemple, serait-il la liberté ? Une nécessité universelle serait-elle un bien ? Un malheur universel serait-il un bien ? Inversement, que le bien soit essentiellement général, c’est ce que vous ne savez pas davantage, puisque vous ne savez pas au fond ce qu’est le bien en soi, mais seulement pour nous : toute votre logique formelle ne pénétrera donc pas cette impénétrable essence, que d’ailleurs vous rejetez. Enfin, quand même vous sauriez que le bien est en lui-même quelque chose de général, il faudrait toujours montrer que la réciproque est vraie, que le bien seul est général et que par conséquent tout ce qui est général est bon. Nous ne croyons pas que M. Renouvier ait résolu ni même posé nettement ces difficultés ; elles sont pourtant encore plus graves dans son système que dans le kantisme pur, car il admet avec Schopenhauer que le prétendu universel n’est au fond que l’humain. L’affirmation de Kant, qui étend la loi de l’homme à tous les êtres raisonnables, « conclut du même au même, avoue M. Renouvier, et manque par là de valeur logique ; mais, ajouta-t-il, son prix pour nous n’en est pas diminué. » — Comment ne serait pas diminué le prix d’une loi qui, prétendant a l’universalité et nous commandant au nom de l’universalité, reste cependant tout humaine ?

Ainsi, par tous les côtés, nous sommes ramenés de la loi formelle, insuffisante par elle-même et sans fondement, au bien, qui en est la matière et le fondement objectif. Dès lors se pose la question capitale

  1. Voir Schopenhauer, Fondements de la morale, traduction Burdeau, p. 28.
  2. Critique philosophique, p. 28.