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A. FOUILLÉE. — critique de la morale kantienne

Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant prend comme donnée la moralité ou, pour mieux dire, la moralité spiritualiste et chrétienne ; puis il en analyse les principes purs, rationnels et abstraits ; il montre les conditions de sa possibilité. Il se borne à une sorte d’anatomie logique qui a son importance, mais qui n’est pas encore une critique, — ce que d’ailleurs il est le premier à reconnaître. Étant donné un homme qui admet la morale spiritualiste et chrétienne, chercher et formuler abstraitement les idées sous lesquelles il : agit voilà le problème de Kant. Étant données des abeilles qui construisent une ruche, montrer leurs procédés, mettre en évidence par exemple la forme hexagonale qui s’impose à elles : voilà un problème analogue. Mais cette sorte d’impératif hexagonal qui régit les abeilles ne pourrait-il s’expliquer par l’hérédité et par d’autres causes, telles que des cellules primitivement cylindriques et isolées (analogues à celles de certaines sortes d’abeilles), qui en se juxtaposant seraient devenues hexagonales ? Voilà une question que devrait comprendre la critique de la raison pratique chez les abeilles. Rien de semblable dans Kant.

Pourtant il avait lui-même annoncé une véritable critique de la raison pure pratique dans la Préface de ses Fondements de la métaphysique des mœurs. « Ayant dessein, dit-il, de donner plus tard une métaphysique des mœurs, je fais d’abord paraître ces fondements. À la vérité, n’y a d’autres fondements de la métaphysique des mœurs qu’une critique de la raison pure pratique, de même que la critique de la raison pure spéculative, que j’ai déjà publiée, serve de base à la métaphysique de la nature[1] » C’est donc bien une critique de la raison pure pratique, et non pas seulement « de la raison pratique en tant que déterminée par des principes empiriques, » que Kant lui-même déclare ici nécessaire pour fonder la morale ; pourquoi ne la fait-il donc pas ? « Cette critique de la raison pure pratique, prétend Kant, n’est pas aussi nécessaire que celle de la spéculative, parce que, dans les choses morales, la raison humaine, même la plus vulgaire, peut arriver aisément à un haut degré d’exactitude et de développement, tandis qu’au contraire, dans son usage théorique, mais pur, elle est entièrement dialectique. » Ce motif n’est guère sérieux : s’il y a entre les hommes un plus facile accord sur les choses morales, c’est parce que les conditions d’existence de toute société humaine sont empiriquement faciles à saisir ; quant aux fondements purs de la morale, est-il vrai que le « vulgaire » les aperçoive si facilement ? est-il certain aussi qu’ils ne donnent point

  1. Fondements de la mét. des mœurs. Préface. — Trad. Berni, p. 10. Rosenkranz, p. 9 et suiv.