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Kant, ni dans la nature de l’homme, dans le subjectif, ni dans son entourage extérieur, dans l’objectif[1], » et si d’autre part les objets intelligibles nous échappent, le devoir se trouvera tellement dans les nues qu’il deviendra inaccessible. Aussi Kant finit-il par énoncer lui-même le problème moral, tel qu’il le conçoit, et la méthode pour le résoudre, sous cette forme piquante « Nous voyons ici le philosophe dans l’embarras ; il lui faut un point d’appui qui ne soit fondé sur rien de ce qui existe au ciel ou sur terre et qui ne soit rattaché à rien[2]. » Poser ainsi le problème, n’est-ce point faire pressentir qu’il sera insoluble ? Comment un idéal aussi indéterminé pourra-t-il obliger la volonté et l’obliger à des actes déterminés ? Un partisan de l’expérience et de l’évolution ne pourrait-il pas dire : — Une telle morale, si céleste en apparence et qui paraît d’abord suspendue dans les airs sans aucun point d’appui, ressemble à ces édifices que les marins aperçoivent quelquefois dans le ciel, mirage et reflet d’édifices appuyés sar la terre ferme ; parfois même ils voient dans l’air un navire renversé qui semble reposer sur la pointe de son grand mât, simple image de leur propre navire. Cette pointe qui semble la base tandis qu’elle n’est que le faite, c’est l’à priori de Kant, qu’un jeu de réfraction intellectuelle lui fait prendre pour le fondement de sa morale. — Suivons-le pourtant dans le domaine de la « moralité et de la liberté intelligibles », d’où nous essayerons ensuite, non sans difficulté, de redescendre avec lui au monde sensible. Nous verrons de cette manière si, en supposant démontrée l’existence d’une raison pure, Kant et ses disciples ont du moins réussi à démontrer que

    mais les autres êtres raisonnables devraient aussi le respecter ; il en est de même de toutes les autres lois morales particulières. » – L’idée du mensonge, demanderons-nous, est-elle compréhensible si l’on n’y fait pas entrer : 1o l’idée d’un être doué d’intelligence ; 2o l’idée d’autres êtres semblables avec lesquels il vit en société ; 3o l’idée de la parole et de ses rapports avec la pensée ; 4o l’idée d’un intérêt que l’on peut avoir à déguiser la vérité ; 5o conséquemment l’idée d’une sensibilité affectée par des besoins ; 6o l’idée d’une volonté capable de choisir entre ]a véracité et le mensonge selon les circonstances particulières, etc. ? Kant aura beau contempler sa raison pure, y trouvera-t-il tous ces éléments dus à l’expérience ? L’idée même du devoir, exprimée par tu dois, suppose, comme Kant le fera voir, un être qui n’est pas seulement raisonnable, mais encore sensible, et chez qui les inclinations de la sensibilité peuvent se trouver en désaccord avec ce que cet être ferait s’il n’avait aucun besoin, aucun corps, etc. Une morale pure serait la morale des purs esprits ; Kant sait-il s’il y a des esprits purs ? Sa critique de la raison spéculative lui permet-elle de spéculer sur un monde imaginaire ? Ce sont là des points sur lesquels nous aurons à revenir, d’autant plus que la pensée de Kant, revenant elle-même sans cesse sur soi par des redites, sans fin, oblige celui qui veut la suivre jusqu’en ses derniers principes à ne pas craindre de s’arrêter lui-même plusieurs fois sur les points essentiels.

  1. Rosenkranz, p. 5.
  2. Mét. des mœurs. Rosenkranz. 53. Cf. Trad. Barni, p. 60.