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bien absolu, ce bien absolu ne pourrait être que la bonne volonté. — La Métaphysique des mœurs est la simple analyse d’un concept, et non la preuve de sa réalité, qui reste toujours un problème. Reste à savoir si la conclusion à laquelle aboutit cette analyse, — identité du bien absolu avec la volonté, sera suffisamment justifiée.

On ne peut trouver le bien absolu, dit Kant, ni dans les talents de l’esprit (finesse, jugement, etc.), ni dans les qualités du tempérament. La raison qu’il en donne est au fond empruntée à Socrate, à Platon et à Descartes : c’est que toutes ces qualités sont susceptibles d’un double usage, ἀμφίλογα[1] ; elles peuvent devenir mauvaises dans certaines circonstances et par conséquent ne sont pas inconditionnellement bonnes. D’où Kant finit par conclure, avec une évidente exagération stoïcienne, qu’elles ne sont pas de vrais biens[2]. « Les dons de la nature, dit-il, peuvent être extrêmement mauvais et pernicieux, lorsque la volonté qui en doit faire usage, et qui constitue ainsi essentiellement le caractère, n’est pas bonne. Il en est de même des dons de la fortune : le pouvoir, la richesse, l’honneur, la santé même, tout le bien-être, et ce parfait contentement de son état qu’on appelle le bonheur. » Kant érige finalement la bonne volonté en principe suprême et en objet de la morale sans avoir défini ce qu’il entend par bien ni ce qu’il entend par volonté. De là une foule d’ambiguïtés[3].

  1. Voir notre Philosophie de Socrate, tome I, livre III, notre Philosophie de Platon, tome I, et notre étude sur le Second Hippias.
  2. Socrate et Platon, pénétrant plus profondément dans l’idée des biens ambigus et à double usage, avaient montré que le mensonge même peut être parfois bon et la franchise mauvaise, ce qui prouve que le bien moral n’est pas aussi absolu que le croit Kant. Le rigorisme de ce dernier est obligé d’en venir, comme on sait, à condamner des mensonges évidemment moraux.
  3. Première ambiguïté : La bonne volonté désigne-t-elle ce que le vulgaire et le christianisme appellent la bonne intention, — dont l’enfer est pavé ? Alors, il n’est pas évident que la bonne intention soit bonne sans restriction. En outre, l’objet de l’intention se distingue nécessairement de l’intention subjective et parfois s’y oppose. À vrai dire, Kant n’admet pas de bien objectif et extérieur ; il ne peut entendre par bonne volonté l’intention d’un bien différent de la volonté même il faut donc que le bien soit identique à cette volonté.

    Seconde ambiguïté : — Faut-il entendre, par la volonté identique au bien, la volonté ambiguë et à double pouvoir du sens commun, la liberté de vouloir ou de ne pas vouloir, le libre arbitre ? – Non, sans doute, car alors on pourrait objecter à Kant ce que Socrate et Platon objectaient déjà à cette sorte de volonté : elle peut servir pour le mal comme pour le bien, elle enveloppe les contraires, elle est, elle aussi, à double usage, ambiguë et « amphibologique » ; donc elle n’est pas bonne par elle-même, pas plus que tout autre instrument (voir notre Idée moderne du droit, livre IV). Au reste, Kant nous montre lui-même qu’il ne s’agit pas ici de la volonté comme faculté de vouloir ou de ne pas vouloir, de la volonté indéterminée, mais bien d’une volonté déterminée et invariablement déterminée, car il nous a dit que rien n’est bon en nous quand la volonté, « qui constitue essentiellement ce qu’on appelle le caractère,