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mais seulement de l’idée que nous en avons ; nous n’avons donc pas conscience du caractère intelligible qui produit le caractère sensible, de l’homme éternel qui produit l’homme du temps, de ce que Platon appelait l’homme en soi ou l’idée de l’homme. C’est pourquoi il faut toujours en revenir à ce résultat étrange que, si nous sommes libres, c’est dans le monde non conscient, c’est d’une liberté inconsciente, qui peut bien se concevoir, mais sans s’apercevoir ni se saisir en sa réalité.

Dans sa Critique du jugement, Kant semble avoir voulu donner à la liberté une certitude plus positive et plus concrète ; car, s’il ne la range pas parmi les choses de conscience, il la range du moins, non plus parmi les pures idées, mais parmi les choses de fait. Pour comprendre l’importance de cette assertion, il faut bien se rappeler la doctrine de Kant sur les diverses classes d’objets connaissables (res cognoscibiles). Kant entend par là les objets de connaissance possible pour nous. Il les oppose aux pures idées de la raison, qui ne sont pas des objets de connaissance déterminée, des choses proprement dites, mais seulement des idées. « Les objets des pures idées de la raison, dit-il (tels que l’idée de Dieu et l’idée de l’immortalité), ne sont pas des objets de connaissance, car il n’y a pas d’expérience qui puisse en fournir l’exhibition pour la connaissance théorique[1]. » Quant aux objets de connaissance possible et déterminée, ils se divisent en trois classes. La première comprend les choses d’opinion[2]. La seconde classe de choses connaissables comprend les choses de fait (res facti) ou objets de savoir proprement dit (scibilia). Ce sont toutes les choses « dont la réalité objective peut être prouvée soit par la raison pure, soit par l’expérience, et, dans le premier cas, au moyen de données théoriques ou pratiques, mais, dans tous les cas, au moyen d’une intuition correspondante. » Ainsi les propriétés mathématiques des grandeurs, qu’étudie la géométrie, sont des choses de fait et des objets de savoir, parce qu’on peut les prouver au moyen de la raison pure et à l’aide d’une « exhibition, à priori ». Les événements de l’histoire sont des choses de fait et des objets de savoir, parce qu’ils peuvent être ramenés par des preuves à l’expérience d’autrui, qui est un moyen évident de savoir. — Quant à la troisième classe de choses qui peuvent être l’objet

  1. Crit. du jugement, trad. Barni, Il, p. 199.
  2. Ces choses sont toujours des objets d’expérience au moins possible, mais dont nous ne pouvons constater la réalité, comme l’existence d’habitants dans les planètes, l’existence d’un fluide élastique appelé l’éther, etc. ; nous pourrions les constater empiriquement si nous avions des sens assez subtils ou des moyens de transport dans l’espace assez puissants.