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REVUE PHILOSOPHIQUE

la conscience du devoir sans la conscience du pouvoir, nous répondrons que la première est impossible sans la seconde. Qui dit devoir dit : un possible dont la réalité serait le plus grand bien concevable et désirable. M. Renouvier a donc beau soutenir que la loi se pose tout d’abord sous forme d’un commandement catégorique et inconditionnel : Fais ceci ; je réponds qu’il faut préalablement entendre par ceci cette chose possible à vouloir, car une loi qui me dirait : Fais ou veux l’impossible, serait contradictoire et irréalisable. Si, dans le criticisme, la moralité était posée d’abord comme un simple idéal de la pensée et de la volonté humaine agissant par un attrait intellectuel et par une persuasion, non par un ordre, on pourrait admettre alors que l’idéal montre le but indépendamment de la question des moyens, et de plus qu’il suscite en nous le pouvoir de le réaliser par la force de l’idée et du désir ; mais ce n’est pas ainsi que les criticistes se figurent le devoir. Ils en font un impératif, et un impératif catégorique, inconditionnel. Or le catégorique exclut l’hypothétique sous tous les rapports : il ne faut donc pas que ce pouvoir auquel le commandement s’adresse catégoriquement soit hypothétique ; de plus, l’inconditionnel exclut le conditionnel : il ne faut donc pas que le commandement prenne cette forme contradictoire : « Fais ou veux ceci sans condition, à condition que tu puisses le faire ou le vouloir. » Commander catégoriquement à un paralytique ou à un sourd est impossible ; le seul fait qu’on s’adresse à quelqu’un pour lui donner un ordre implique qu’on lui attribue préalablement des oreilles pour l’entendre et des jambes pour l’exécuter. Y a-t-il doute sur l’état de ses oreilles et de ses jambes, la valeur de l’ordre devient elle-même douteuse. De plus, la forme même de l’impératif moral, qui me dit fais ou veux, suppose que c’est à moi qu’il s’adresse ; or comment puis-je prendre l’ordre pour moi si je ne m’attribue pas personnellement le pouvoir de l’exécuter ou plutôt de vouloir l’exécuter ? Sans ce pouvoir, la loi reste suspendue en l’air et j’écoute platoniquement ses ordres sans qu’elle me touche, comme si j’entendais une voix qui crierait : « Il faut sauter jusqu’à la lune. » Connaissant la force de mes jambes et les lois de la mécanique, je resterais tranquillement assis, en attendant que quelque être doué d’une autre nature que la mienne me donne le spectacle de l’obéissance. Si, en outre, c’est moi qui me commande à moi-même, — ce que l’autonomie implique, — à plus forte raison faut-il que la conscience du pouvoir accompagne indivisiblement la conscience du devoir. On peut concevoir ce qui est bon sans penser à la liberté, sans doute parce qu’une chose peut être et rester bonne en elle-même alors qu’elle ne serait pas possible pour nous ;