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avant tout, il faut s’entendre sur le sens des mots. « Fini veut dire borné, et le sens de ce mot est si clair que, lorsqu’on l’emploie, nulle confusion n’est à craindre ; infini au contraire signifie sans bornes, mais ici l’équivoque est facile : sans bornes veut dire en effet tantôt sans limites fixes, tantôt sans limites, quelles qu’elles soient. Une quantité en progrès continu est sans bornes en ce sens qu’aucune limite précise ne la détermine ; une quantité qui aurait atteint la limite des progrès possibles serait aussi sans bornes, mais à un titre supérieur : voilà pour le même mot deux significations distinctes et opposées, l’une négative, l’autre positive. Deux notions aussi distinctes doivent être caractérisées par des termes différents. Infini signifiera pour nous achevé ou sommé : achevé s’il s’agit d’un être, sommé s’il s’agit d’une quantité. Ainsi le nombre infini, s’il existe, sera à nos yeux le nombre-limite, le nombre qui enveloppe tous les autres sans être enveloppé lui-même par aucun. Le terme indéfini au contraire désignera toujours cette forme fuyante de la quantité qui s’accroit sans cesse, sans que l’accroissement final soit jamais acquis. » L’infini et l’indéfini se développent tous deux soit dans le sens de la grandeur, soit dans celui de la petitesse : M. Evellin cherche d’abord si l’infiniment petit peut qualifier la quantité concrète.

La matière existe : elle est discontinue. Le microscope nous le montre ; de plus, le mouvement, quoi qu’en ait dit Descartes, n’est possible qu’à cette condition. Or les parties discontinués qui composent la matière ne peuvent être en nombre indéfini, car comment concevoir, si un corps est donné, que les parties qui le composent ne le soient pas ? Réel en tant que donné, le corps serait dans le devenir, inachevé, ébauché, c’est-à-dire non réel en tant que toutes ses parties ne seraient pas rassemblées, à moins qu’on ne suppose que la nature détermine un nombre indéterminable. Des deux côtés, c’est la contradiction même. D’ailleurs, un grand nombre de faits et de lois physiques, la chute des corps, la condensation, la loi des proportions définies, la loi des proportions multiples, seraient inexplicables dans cette hypothèse.

Le nombre des parties qui composent la matière ne peut pas non plus être infini au sens rigoureux du mot. Le corps étant donné, actuel, le nombre de ses parties doit l’être aussi ; il est donc fixé, déterminé et ne peut plus être augmenté ni diminué. Cependant le nombre, pour être actuel, ne cesse pas d’être une quantité et qu’est-ce qu’une quantité qui ne peut être ni augmentée ni diminuée ? « Les deux termes nombre et infini sont donc aussi incompatibles que les termes courbe et droit, rond et carré. » — Dira-t-on que notre pensée n’est pas la mesure des choses, que ce qui est absurde pour nous dans l’abstrait peut être vrai dans le concret, que la logique de la nature n’est peut-être pas identique à la nôtre ? Soutiendra-t-on que, l’idée de nombre étant subjective, nous n’avons pas le droit d’y soumettre la nature, et qu’il y a peut-être hors de nous une pluralité vraiment infinie d’éléments, telle qu’aucun nombre ne saurait l’exprimer, par suite vraiment sans nombre, par suite encore pouvant être infinie sans contra-