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du lieu et aux instants de la durée. Par là se résout un autre sophisme de Zénon d’Elée, celui de la flèche qui vole. Il est vrai qu’à chaque instant la flèche est dans un espace égal à elle-même. Cependant elle n’est pas en repos, car à chaque instant elle n’est plus, ou peut ne plus être dans l’espace égal à elle-même où elle se trouvait l’instant d’auparavant. Autant vous distinguez d’instants, autant il faut distinguer d’éléments dans te lieu : comme il n’y pas d’intervalle, ces éléments étant contigus, vous ne surprendrez jamais la flèche qui vole en dehors d’un espace égal à elle-même, et pourtant elle se meut, car elle traverse successivement tous les espaces.

Ce qu’on a dit de l’’infiniment petit, il faut le dire de l’infiniment grand. L’univers, le temps réel, l’espace réel ont des bornes, car ce qui existe ne peut être que nombre, et ce qui est nombre est fini. Il est vrai qu’on a bien de la peine à se figurer les limites de l’univers. Comment le vide absolu peut-il servir de borne au monde ? Mais il faut se défier des prestiges de l’imagination qui projette ses visions au delà de toute limite et que rien ne peut arrêter dans son essor. Pour la raison, le monde n’est pas formé du dehors, mais du dedans : il y a de l’espace tant qu’il y a des êtres pour l’habiter. C’est mal poser la question, et tout confondre, que de demander comment le vide peut mettre obstacle au progrès du monde. Il n’y a point de rapport entre le monde et le vide absolu qui est un néant ; la question ne pose même pas si l’on ne fait pas appel à l’imagination. On comprend dès lors comment Kant s’est trompé en déclarant l’espace infini : il a confondu l’espace pur, conçu par l’imagination, et simple forme de la pensée, avec l’espace réel, l’espace en soi.

II. Il y a deux choses, suivant M. Evellin, qu’il faut distinguer avec le plus grand soin : c’est l’abstrait et le concret, le relatif et l’absolu. La sensation ou plutôt la représentation (Vorstellung) est la donnée première de la connaissance ; mais l’esprit ne s’en tient pas là. Il modifie cette donnée première, qui est l’œuvre commune du sujet et de l’objet, soit en éliminant tout ce qui vient du dehors, pour ne garder que ce qui est à lui et de lui : il arrive ainsi à l’abstrait, au relatif ; soit en écartant tout ce qui vient de lui-même pour ne conserver que ce qui appartient à l’objet : voilà le domaine du concret ou de l’absolu. Les philosophes, dit M. Evellin, ont souvent méconnu cette distinction capitale. Ainsi Descartes et Kant, dont M. Evellin nous paraît dénaturer un peu la pensée, les idéalistes en général, prennent pour point de départ les formes abstraites de la pensée, les éléments à priori, et veulent en tirer le réel : tentative chimérique, qui renverse l’ordre naturel des choses : c’est le contraire qu’il faut faire.

C’est le contraire qu’a fait M. Evellin. Dans la première partie de son livre, négligeant l’esprit, il s’est placé au cœur de la réalité. Dans la seconde, il se transporte au pôle opposé de la pensée. Il n’y a point de place pour l’infini, on l’a vu, dans le réel ; dans l’abstrait au contraire