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tement que l’intuition dans l’espace et pas une autre. Le problème que nous avons à résoudre ne nous oblige pas du tout à répondre à cette question[1]. » — Il ne nous y oblige pas au point de vue spéculatif, sans doute ; mais il nous y oblige au point de vue moral. Je n’ai pas besoin de savoir pourquoi je suis astreint par ma constitution au cadre de l’espace, pourquoi la matière ou cause inconnue de mes sensations prend pour moi cette forme ; mais c’est précisément parce qu’il s’agit là d’une cause inconnue qui n’est pas moi et dont je ne suis pas responsable ; de plus, il s’agit là d’une intuition qui n’est qu’une nécessité en quelque sorte matérielle de mon organisation et qui tient peut-être au simple mécanisme de mon cerveau. Dans ce domaine, tout m’est étranger, tout est hétéronome, tout est fatal. Mais, dans la morale, vous prétendez que c’est moi qui suis cause, moi qui agis, moi qui pose la loi, moi qui l’exécute ; et cependant vous faites de cette loi une forme fatale comme celle de l’espace ou du temps, vous faites de ma liberté une cause inconnaissable dont je subis tous les effets dans le seul monde à moi connu, celui des phénomènes. Vous faites de ma raison une raison qui ne voit pas les raisons de son choix, qui non seulement ne sait pourquoi elle s’est déterminée de telle manière, mais encore ne sait pas pourquoi elle n’a pas déterminé autrement les phénomènes. S’il s’agissait de la raison divine, de la liberté divine, qui n’est pour moi qu’une nécessité, je comprendrais qu’on me défendît les questions indiscrètes ; mais quand il s’agit de ma raison, de ma liberté, de ma loi volontaire, suis-je indiscret en ne me contentant point d’une simple nécessité au delà de laquelle on m’interdit de remonter ? Avouez plus franchement que votre liberté n’est que prédestination, que votre législation autonome n’est que contrainte.

En vain Kant nous dit qu’il ne faut pas demander les conditions de ce qui est inconditionnel. C’est là la seconde justification qu’il donne du mystère moral. — Mais, répondrons-nous, demander que l’inconditionnel trouve en lui-même tout ce qui suffit à l’explication de ses actes, c’est vouloir qu’il soit vraiment inconditionnel : ἱκανὸν τἀγαθόν. « Comment, ajoute Kant, blâmer la raison de ne vouloir pas expliquer la nécessité du principe moral au moyen d’une condition, c’est-à-dire de quelque intérêt, puisqu’elle ôterait par là à ce principe son caractère de loi morale, c’est-à-dire de loi suprême de la liberté ? » Kant suppose ainsi que la raison explicative et suffisante de la moralité serait nécessairement quelque intérêt étranger ; mais c’est là ce qui est en question. La raison vraiment explicative du

  1. Raison pure, trad. Barni, II, 154.