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a. fouillée. — critique de la morale kantienne.

nomie, mais ce qui suit est plus frappant encore : « Sans un Dieu et sans un monde qui n’est pas maintenant visible pour nous, mais que nous espérons, les magnifiques idées de la moralité peuvent bien être des objets d’approbation et d’admiration, mais ce ne sont pas des mobiles d’intention et d’exécution, parce qu’elles n’atteignent pas tout ce but, naturel à tout être raisonnable, qui est déterminé à priori par cette même raison pure et qui est nécessaire (le bonheur)[1]. »

Ainsi la loi morale n’a plus son mobile d’intention, son intérêt pur, son principe d’obligation en elle-même et par elle-même. Kant avait cependant représenté l’intérêt rationnel et à priori comme subsistant par soi indépendamment de tout intérêt sensible. Maintenant, au contraire, nous arrivons à dire, ou bien que l’intérêt rationnel n’est plus un intérêt suffisant sans l’intérêt sensible, ce qui est en contradiction avec toute la doctrine de Kant, ou bien que l’intérêt rationnel comprend lui-même un intérêt sensible, ce qui n’est pas moins en contradiction avec la doctrine de Kant. Ce dernier, en effet, nous a dit que l’intérêt moral, le mobile moral ou, ce qui revient au même selon lui, l’obligation morale est attachée à la forme pure d’une législation universelle, sans « le secours d’aucun mobile étranger », sans « aucune matière de la volonté à quoi l’on puisse déjà prendre quelque intérêt ». Pour que la raison pure soit pratique, il faut qu’ « elle fournisse par elle-même un mobile et produise un intérêt purement moral », et cela par « la simple universalité de ses maximes comme lois. [2] » Maintenant, au contraire, Kant nous dit que, si le bonheur assuré par Dieu dans une vie future manquait à la moralité, celle-ci ne serait plus un mobile d’intention, elle serait une chimère et un objet d’admiration platonique, elle ne serait plus pratique. Donc la raison pure n’est pas pratique par elle-même et par sa forme indépendamment de sa matière (le bonheur). Comment concilier ces deux théories ? La seconde détruit évidemment la première et supprime les caractères de certitude propre attribués par Kant au devoir. Dieu est incertain, il est seulement un objet d’espérance ; comment la loi morale, qui n’est objective que par lui, pourrait-elle être apodictiquement certaine ? Comment aussi pouvons-nous être sûrs des commandements catégoriques de Dieu quand nous ne sommes pas sûrs de Dieu ? et si ces commandements viennent réellement de nous-mêmes, de notre moi absolu (identique au non-moi absolu), s’ils sont ainsi eux-mêmes absolus et autonomes en quoi ont-ils besoin de Dieu, de la vie future, du bonheur même comme résultat ?

  1. Id., p. 372.
  2. Métaphys. des mœurs, p. 122, 123. Voir plus haut les textes entiers.