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a. fouillée. — critique de la morale kantienne.

faudrait que la raison pure fût pratique pour que l’idée du devoir fût objective ; mais il reste toujours à savoir si elle l’est. Toute sa doctrine roule en définitive sur l’ambiguïté du mot pratique, que nous l’avons vu prendre non seulement dans deux sens, mais même dans trois. La raison pure, en effet, est pratique 1o si elle détermine elle-même la loi de sa propre causalité (c’est-à-dire si elle se pose des lais et des impératifs) ; 2o si elle détermine sa propre causalité, conformément à cette loi (c’est-à-dire si elle devient intention et volonté réelle d’accomplir la loi ; en d’autres termes, si elle est liberté en même temps que raison) ; 3o si elle détermine, par son action sur la sensibilité, l’existence des objets mêmes de sa causalité, c’est-à-dire si elle est un mobile suffisant d’exécution pour les choses qu’elle a ordonnées et voulues. On peut même ajouter, d’après ce qui précède, un quatrième sens : la raison pure est pratique si elle n’est pas réduite à l’illusion par la négation du bonheur comme conséquence future de la moralité. — Kant a commencé par bien poser le problème : « Dans son emploi pratique, dit-il, la raison s’occupe des principes déterminants de la volonté, laquelle est la faculté ou bien de produire des objets conformes à nos représentations, ou bien de se déterminer soi-même à la production de ces objets (que le pouvoir physique y suffise ou non), c’est-à-dire de déterminer sa propre causalité… La première question ici est donc de savoir si la raison pure suffit par elle seule à déterminer la volonté, ou si elle n’en peut être un principe déterminant que sous des conditions empiriques[1] », c’est-à-dire par l’attrait du plaisir et du bonheur, par l’intérêt sensible, non par le pur intérêt rationnel de la législation universelle. C’est bien là en effet le problème. Mais comment Kant a-t-il démontré sa thèse ? Il s’est borné à conclure que, la raison étant pratique dans le premier sens, en tant qu’elle conçoit et impose un idéal, elle l’est aussi dans le second, dans le troisième, dans le quatrième, comme s’il suffisait de commander catégoriquement un idéal « problématique, » pour le rendre pratique par cela même. On voit l’abus du mot pratique, qui peut

    toujours la connaissance de la raison pure qui sert de principe à l’usage pratique dont il s’agit ici. » (p. 149). À cause de cette prééminence qu’il accorde à la raison pure une fois posée, les titres et les sous-titres de la table portent tous le nom de « la raison pure pratique. » Ces titres, qui ont induit en erreur les interprètes, ne doivent plus nous faire illusion : ils n’impliquent point une critique de la raison pure pratique en elle-même, puisque Kant nous a expressément prémunis, et à deux reprises, contre une telle interprétation. — Nous insistons sur ce point parce qu’il importe au plus haut degré de montrer que Kant n’a point fait la critique de l’idée du devoir, mais seulement de son usage dans la conduite, de ses conséquences et de ses rapports avec les motifs empiriques.

  1. Intr. à la Raison pratique, p. 148.