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a. fouillée. — critique de la morale kantienne.

raison pure était ainsi vraiment pratique par elle-même, elle devrait alors se réaliser librement du premier coup ; nous devrions tous, comme on l’a vu, être des dieux, tout au moins des saints, tout au moins des volontés absolument bonnes par l’intention. Or, nous ne sommes ni dieux ni saints : la raison pure n’est donc pas pratique par elle-même et par elle seule. Elle a beau donner des ordres sans condition, la volonté pratique de ces ordres étant elle-même soumise à des conditions en nous comme hors de nous, les ordres deviennent au fond conditionnels, sans compter que les promesses et menaces qu’ils impliquent, et sans lesquelles ils seraient « illusoires », sont elles-mêmes conditionnelles. En un mot, la raison pure pratique ne serait au fond que la liberté ; si elle était certaine, la liberté serait certaine. Or nous ne savons pas si nous sommes réellement libres ; donc nous ne savons pas si la raison pure est pratique, et il ne suffit pas qu’elle prétende à l’être pour l’être. L’impératif demeure affecté d’un point interrogatif. Le doit, sous son air pratique, contient de la spéculation, et le jugement synthétique du devoir n’est, nous l’avons vu, que la synthèse d’un fait (la volonté nécessitée dans le monde sensible) avec une hypothèse (la volonté libre dans le monde intelligible) ; ce jugement fondamental est donc lui-même hypothétique au premier chef, et il ne suffit pas, pour lui donner gain de cause, d’invoquer en sa faveur, comme le fait Kant, une exception à tout le système de la raison pure : cette exception vient trop à propos et est trop peu justifiée pour être valable.

On le voit, non seulement Kant n’a pas critiqué la raison pure pratique, mais il n’a même pas démontré son existence, seule tâche à laquelle il avait cru devoir finalement se borner. Dès lors, tandis que la Critique de la raison pure tendait logiquement à établir le scepticisme moral, la prétendue Critique de la raison pratique, au contraire, est un dogmatisme moral, qui pose opiniâtrément en principe ce qu’il faut démontrer, qui élève au-dessus de toute critique ce que Kant s’était d’abord engagé à critiquer. C’est un hymne à la raison pure pratique, ou plutôt à la théologie, déguisé sous des formes scolastiques.

Alfred Fouillée.
(À suivre.)