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trouve évident le point principal, à savoir qu’on ne peut dépasser l’expérience, et l’on n’en continue pas moins à philosopher sur Dieu à la façon de Wolff et de Locke. Dans cet admirable effort pour déterminer les limites de la connaissance possible, on ne voit que des analyses psychologiques ordinaires. Mais il y a un mot qui frappe, auquel on s’accroche, celui d’idéalisme transcendantal, et l’on entend par là : plus complet que celui de Berkeley. Kant, dit l’article, ruine la réalité de notre être aussi bien que toute autre, que celle du monde matériel : il ne laisse subsister que des représentations, Est-ce que Berkeley ne se fondait pas sur les mêmes principes ?

Cette méprise de la part des seuls critiques qui eussent osé assumer l’appréciation de son œuvre inquiéta Kant. Il voyait se confirmer sa crainte d’avoir été obscur ; il sentait la faute qu’il avait commise de ne point mettre assez en avant sa pensée critique que chacun croyait entendre sans difficulté, et d’avoir trop mis en relief son idéalisme que ses contemporains trouvaient étrange. C’est pour dissiper ce malentendu, qui le aisait confondre avec Berkeley, et pour satisfaire au besoin : général d’une explication, qu’il écrivit les Prolégomènes. Le premier fonds de l’ouvrage devait être une simple reproduction de la critique, sous forme analytique toutefois, et non plus synthétique. Mais ce qui nous intéresse spécialement dans le nouvel écrit, ce sont les développements historiques et critiques que Kant y a ajoutés, afin de montrer que son objet essentiel, c’est la possibilité de connaissances synthétiques à priori et leur limitation à l’expérience. Il avoue qu’il y a un idéalisme circulant dans tout son système ; mais ce n’en est point l’âme, et cet idéalisme n’y apparaît que pour aider à résoudre le problème fondamental[1]. La vive réplique au compte rendu de Garve et Feder qu’il rattachait aux Prolégomènes en forme d’appendice (Probe eines Urtheilsüber die Kritik) eut en outre l’heureux effet d’imposer silence aux empressés et de faire parler Garve, Celui-ci, pour se justifier, fit remettre son premier manuscrit à Kant, et grâce à Kant lui-même l’article original parut dans la Bibliothèque générale allemande de Nicolaï.

Désormais, la glace était rompue entre Kant et le public. À la suite de la publication des Prolégomènes, un mouvement d’opinion destiné à grandir sans cesse se constate : ce sont d’abord des adversaires, les mains pleines d’objections, qui entreprennent la doctrine critique ; mais il se forme aussi des disciples parmi les auditeurs récents de Kant, l’évolution étant trop forte pour les autres, les élèves d’autrefois. Il suffit de citer les noms des opposants dont M. B. Erdmann analyse les articles : ils s’appellent Eberhard, Lossius, Platner, Tie demann, Abel, Titel, Meiners, autant d’esprits déjà pétrifiés dans leurs idées à eux. Les philosophes du juste milieu, Pistorius, Selle, Ulrich, se montrent

  1. Voir le commentaire de M. B. Erdmann sur les Prolégomènes, d’après le Compte-rendu de M. Darlu, Revue philosophique, février 1879.