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exprimé une idée contradictoire en parlant de fin en soi : à en croire e philosophe pessimiste, qui est trop porté à voir les systèmes d’autrui, comme le monde entier, sous le jour le plus défavorable, l’idée de fin serait entièrement relative, puiqu’elle suppose une volonté dont elle est la fin. Dès lors, fin en soi serait aussi contradictoire que de dire : — Ami en soi, ennemi en soi, oncle en soi, nord ou est en soi, dessus ou dessous en soi[1]. — On peut répondre à Schopenhauer qu’il joue sur les mots, que fin en soi signifie non pas une fin qui ne serait la fin de rien, mais une fin au-dessus de laquelle il n’y a plus rien, une fin dernière, une fin pour soi ; or l’idée de fin et celle de terme, d’extrémité, d’arrêt, n’ont rien d’incompatible ; tout au contraire, le mot de fin a les deux sens dans toutes les langues. Dans la série des moyens et des fins il faut bien s’arrêter pratiquement à un terme dont on se contente. Toute la question est de savoir quel est ce terme, si c’est, par exemple, la personne humaine.

Ce qu’il faut dire, et ce que Schopenhauer n’a pas dit, c’est que, si la volonté qui se pose une fin est relative, la fin même qu’elle se posera sera aussi relative à sa propre nature, à ses propres besoins, à ses tendances innées ou acquises. Il est certain, par exemple, qu’un homme se posera une fin humaine, et qu’un bœuf, si on le consultait, se poserait en quelque sorte une fin bovine. Aussi Kant est-il forcé de chercher dans l’homme même quelque chose qui soit en même temps universel, un point de coïncidence entre l’humain et l’absolu : opération qui lui est d’autant plus difficile qu’il a montré dans sa Critique de la raison pure l’impossibilité de savoir si un tel point de contact existe, et où il existe. « Toutes les fins relatives, dit-il, ne donnent jamais lieu qu’à des impératifs hypothétiques. Mais, s’il y a quelque chose dont l’existence ait en soi une valeur absolue et qui, comme fin en soi, puisse être le fondement de lois déterminées, c’est là et là seulement qu’il faut chercher le fondement d’un impératif catégorique possible, c’est-à-dire d’une loi pratique. » On ne saurait mieux poser le problème ; mais voyons la solution. « Or, continue Kant, je dis que l’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas seulement comme moyen pour l’usage de telle ou telle volonté. » Pour le prouver, Kant commence par montrer : 1o que « tous les objets des inclinations n’ont qu’une valeur conditionnelle » ; 2o que « les inclinations mêmes ou sources de nos besoins ont si peu une valeur absolue que tous les êtres raisonnables doivent souhaiter d’en être délivrés. » 3o Quant aux « êtres dont l’existence ne dépend pas de

  1. Fondement de la morale, p. 61, trad. Burdeau.