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G. GUÉROULT. — du rôle du mouvement

l’oreille des auditeurs, quel que soit leur nombre. Tous sont obligés de constater, en même temps, les mêmes variations dans la rapidité, dans le choix de la tonique, les silences, etc. De là, pour la musique comme pour la poésie et la déclamation, la possibilité de provoquer des émotions collectives, de remuer tout un public à la fois.

Enfin, dernière particularité caractéristique de la musique et des arts qui relèvent de l’audition, ils réclament le concours d’un exécutant, d’un interprète venant s’interposer entre l’œuvre et l’auditeur.

Dans un passage célèbre, Platon s’exprime ainsi : « La parole est à l’écriture ce qu’un homme est à son portrait. Les productions de l’écriture se présentent à nos yeux comme vivantes ; mais, si on les interroge, elles gardent le silence. L’écriture ne sait ce qu’il faut dire à un homme, ni ce qu’il faut cacher à un autre. Si l’on vient à l’attaquer, à l’insulter sans raison, elle ne peut repousser l’agresseur, car son père n’est pas là pour la défendre. »

En musique et dans les arts de l’audition, l’exécutant joue un peu, par rapport à l’œuvre, le rôle si bien défini par le grand philosophe grec. Il est là pour la défendre[1], pour la communiquer un peu de sa vie, pour mettre en lumière les beautés qui cadrent le mieux avec les dispositions actuelles du public. La pensée du maître se réfracte en quelque sorte à travers la sienne, et souvent se colore de nuances inattendues pour le compositeur lui-même. Un chef-d’œuvre ressuscite d’une vie nouvelle, chaque fois qu’il est interprété par un artiste de valeur.

Si les considérations qui précèdent sont admises par le lecteur, il comprendra maintenant comment la musique instrumentale, la musique pure, peut, sans le secours d’aucun accessoire, sans aucune indication de sujet, exciter des émotions aussi vives. Sur tous les vrais dilettantes, les symphonies, les quatuors, les simples sonates des grands maitres, exercent une action tout aussi énergique, tout aussi profonde, pour le moins, que les chefs-d’œuvre de l’art lyrique et dramatique. Ni dans don Juan, ni dans Idoménée, Mozart n’a rien écrit de plus beau, de plus émouvant que les adagios de ses concertos de piano, que son quintette et sa symphonie en sol mineur. Dans Fidelio, c’est à peine si Beethoven a pu atteindre à l’incomparable hauteur où il s’est élevé, sans effort, dans la symphonie héroïque, dans la symphonie en ut mineur, dans la 9e symphonie, dans l’adagio du 7e quatuor et du concerto en sol, dans le trio à l’archiduc Rodolphe, dans la première partie de la sonate op. 111, et en cent autres morceaux, où cet immortel et sublime

  1. Quelquefois aussi malheureusement « pour la combattre » comme disait Henri Monnier, de son fameux sabre de garde national.