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3o Lecture de la prose à haute voix.

D’après ce qui précède, la prose lue à haute voix peut s’élever à la dignité d’art. Elle admet là variété des timbres (voyelles) ; le son dont la hauteur, comme en poésie, ne change pas d’une manière appréciable, offre, dans son intensité, des variations très sensibles. Malheureusement, le rythme y est, par essence, absolument irrégulier ; la mesure du temps est presque impossible, et la notion de vitesse, de mouvement, s’affaiblit généralement jusqu’à disparaître. Néanmoins, dans les grands prosateurs, dans Pascal, dans Bossuet, dans La Bruyère surtout, la disposition des mots joue un rôle de premier ordre, c’est-à-dire que l’accent tonique et les repos y forment une véritable harmonie, plus subtile, moins facile saisir, mais très réelle. Je citerai notamment le passage suivant des Caractères, en marquant les temps par des tirets :

« Il s’est trouvé des filles — qui avaient de la vertu, — de la santé, — de la ferveur (on remarquera ces mots de deux syllabes, terminés tous par une assonance masculine) — et une bonne vocation, — mais qui n’étaient pas assez riches — pour faire — dans une riche abbaye — vœu de pauvreté. »

À cette manière d’envisager les choses, on opposera peut-être que beaucoup de gens trouvent grand plaisir à lire, des yeux seulement, la prose ou la poésie. On pourrait objecter aussi facilement qu’un excellent musicien n’a pas besoin d’entendre les morceaux pour les apprécier. Beethoven a même composé plusieurs de ses œuvres les plus belles après avoir été frappé d’une surdité complète.

À cela nous nous bornerons à répondre que, bien que l’oreille n’entre pas directement en jeu, la lecture évoque ici le souvenir de sensations auditives. Tout le monde nous accordera, d’ailleurs, que, prose, poésie ou musique, l’œuvre lue des yeux cause une impression infiniment moins vive, moins intense que l’œuvre parlée, déclamée ou jouée[1].

  1. Ici se place une question délicate que je me borne à signaler, sans avoir la prétention de la résoudre encore. On connaît les curieux travaux de M. Galton sur la vision mentale, sur cette faculté, encore peu étudiée, qui permet de voir’l’image affaiblie de scènes ou d’objets antérieurement exposés aux regards. Je suis porté à supposer qu’il existe aussi une sorte d’audition mentale, grâce à laquelle nous nous rappelons un air sous forme d’une mélodie mentalement exécutée. La lecture, nous donnant la volonté de nous souvenir de certaines notes, provoquerait chez nous ce phénomène auditif interne.