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V. BROCHARD.. — la logique de j. stuart mill

qu’en lui : il doit le prêter à la science pour faire la science. Voilà pourquoi le sujet substitue ici à l’objet ses propres créations, sous cette réserve que ces créations sont formées d’après les règles et les indications que fournit l’expérience.

Au surplus, ce n’est pas la seule fois que nous voyions des choses remplacées par des équivalents qui leur sont hétérogènes. Les mots ne sont pas non plus semblables aux choses qu’ils signifient, et les sensations sont bien différentes des mouvements qu’elles représentent. Le mathématicien, lui aussi, n’hésite pas à remplacer les figures que l’expérience lui présente par des constructions idéales qui sont des symboles de la réalité. Cependant l’expérience confirme toujours, au moins avec une approximation suffisante, les audaces de la raison. La logique fait précisément la même chose : elle est la mathématique de la qualité.

Mais du moins les concepts sont-ils des équivalents exacts et fidèles des phénomènes qu’ils représentent ? Grave et difficile problème ! Il semble bien qu’en raison même de l’hétérogénéité du concept et du phénomène, de l’intelligible et du sensible, il doit y avoir toujours quelque différence ou quelque inégalité ; une traduction ne reproduit jamais entièrement l’original. En fait, c’est ce que presque tous les philosophes ont admis. On peut croire que l’’infériorité est du côté du concept et dire qu’il n’est qu’une forme appauvrie de la réalité, un cadre vide, un simple décalque. On peut admettre au contraire que c’est la réalité sensible qui reste au-dessous du concept et s’en rapproche sans l’atteindre ; c’est ainsi que, suivant Aristote, la matière ne se soumet pas à la forme sans résistance et ne la subit pas sans l’altérer[1]. Mais, quoi qu’il en soit, il suffit, sans parler d’une identité chimérique, qu’il y ait entre le concept et les phénomènes une équivalence telle que la réalité nous offre toujours donnés ensemble les principaux éléments que le concept réunit. Cela revient à dire que la science ne représente pas toute la réalité, que l’abstrait n’égale jamais pleinement le concret ; mais qui l’a jamais nié ? On accorde bien qu’il n’y a point dans le monde de lignes aussi droites ou de points aussi inétendus que ceux dont nous parlent les mathématiciens ; les mathématiques en sont-elles moins vraies ?

Enfin il faut reconnaître que, dans la pratique, cette substitution des idées aux faits ne va pas sans péril. Il nous arrive souvent, par des généralisations hâtives ou des inductions précipitées, de former

  1. Voy. Ed. Zeller, Die Philosophie der Griechen, Dritte Auflage, t. III, p. 427. Leipzig, Fues, 1879.