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le voit, si la théorie semble exiger que le syllogisme soit entièrement stérile, les faits montrent qu’il ne l’est pas[1].

La solution que Stuart Mill a donnée de cette difficulté est fort ingénieuse ; et, sauf une réserve importante que nous indiquerons, elle nous paraît entièrement satisfaisante. Dans l’acte, simple en apparence, par lequel nous formons un raisonnement, il faut distinguer deux choses : le rapprochement que nous instituons entre des idées préalablement formées, et l’opération par laquelle nous nous assurons que ce rapprochement est légitime et autorise une conclusion. De ces deux opérations, la première est à proprement parler une association d’idées. L’esprit, appliquant ces deux lois de contiguité et de similarité sur lesquelles Mill a l’un des premiers attiré l’attention, établit entre ses représentations (que ce soit des concepts ou des images) mille rapprochements ingénieux, hardis ou originaux. Entre des idées qu’on n’a point coutume de comparer entre elles, il aperçoit des ressemblances partielles et imprévues ; un champ infini s’ouvre à son activité, où il y a toujours, pour les esprits inventifs, quelque chose à découvrir. Mais ce libre travail de la pensée s’appelle de son vrai nom l’imagination ou la fantaisie. Jusque-là, nous ne sortons pas de la sphère des possibles, nous n’entrons pas dans la réalité, nous avons des suggestions, non des raisonnements ; ces accouplements de hasard ne produisent pas la science. Pour atteindre la certitude, il faut vérifier si ces rapprochements sont légitimes, si la raison les avoue. C’est ici l’office propre du syllogisme. Il intervient quand l’œuvre est déjà faite, ou du moins préparée ; mais sans lui l’œuvre ne serait rien. En un sens, il ne nous apprend rien, car il n’ajoute aucun élément à ce que nous pensions déjà. Sans lui pourtant, nous ne saurions rien. Le poinçon qui contrôle les objets d’or ou d’argent n’ajoute rien non plus à la matière dont ils sont formés. Le syllogisme est un procédé de contrôle, une vérification, une garantie, comme dit Mill. Mais ce n’est point, comme semble le dire Mill, une opération accessoire ; elle est essentielle et constitutive du raisonnement ; il ne s’agit pas d’enseigner ou d’expliquer aux autres une vérité que déjà l’on possède ; il s’agit de ce qui se passe au moment même où nous découvrons la vérité. Avant la vérification, il peut y avoir des lueurs de vérité ; la vérité ne brille de tout son éclat qu’au moment où elle est attestée par le raisonnement. L’association des idées, ou, comme Mill l’appelle à tort, l’inférence du particulier au particulier, ne fait que réunir les matériaux

  1. M. P. Janet, dans l’article précité, montre par d’excellents exemples l’utilité pratique du syllogisme.