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serait-on plus avancé le jour où, à des idées générales dont on a dit tant de mal et trop de mal, on aurait substitué une multitude de faits sans lien entre eux ? Et c’est bien de faits sans lien qu’il s’agit ; car de dire qu’il faut bien former les idées générales et s’assurer qu’elles répondent à des réalités, c’est ce que personne ne conteste ; mais la logique du fait n’améliore pas, elle supprime l’idée générale. On ne peut ni communiquer aux autres ni utiliser pour soi-même les connaissances qu’on n’a pas mises en ordre ; que d’esprits ne voyons-nous pas qui, sachant beaucoup, ne peuvent débrouiller le chaos de leurs connaissances et se débattent stérilement dans la confusion de leurs pensées ? Combien n’y en a-t-il pas peut-être qui pour les mêmes causes ont laissé perdre les vérités qu’ils avaient entrevues et, faute de voir clair dans leur propre science, l’ont rendue stérile ? Les faits sont indispensables ; on a bien raison d’en faire l’apologie et d’en recommander l’étude avant toute chose ; mais ils ne sont que le commencement de la science. On n’a pas élevé une maison quand on en a assemblé les matériaux. Une cohue de faits n’est pas plus la science qu’une multitude en armes n’est une armée : il faut des cadres à la pensée comme aux corps de troupes. C’est à la vérité une illusion fatale et un préjugé assez naturel de croire que le nombre suffit à tout ; la réflexion pourtant, à défaut d’une expérience qu’il vaudrait mieux ne pas attendre, en démontre clairement l’insuffisance. Or ces cadres, ces formes qui donnent à la pensée l’ordre et la régularité, c’est à l’entendement qu’il faut les demander. Proscrire l’universel, c’est introduire dans la pensée le désordre et l’anarchie. Ce n’est pas, comme on le dit, réaliser un progrès ; c’est revenir en arrière et ramener l’intelligence à ses formes inférieures. Si elle ne s’élève plus au-dessus de la multitude des faits, que ce soit parce qu’elle ne peut pas ou parce qu’elle ne veut plus, elle est également faible. La logique croit se sauver en s’affranchissant de l’universel, elle se perd. Son alliance avec l’empirisme la tue, et c’est la faute capitale de Stuart Mill d’avoir voulu concilier ces choses inconciliables, l’empirisme et la logique.

Victor Brochard.