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notes et discussions

D’abord, j’ai mis dans ma poche un diapason à branches d’acier poinçonné donnant le la normal, tel qu’il a été établi en 1839 et produisant 870 vibrations simples par seconde, afin de pouvoir constater, chaque fois que l’occasion se présenterait, les résultats obtenus. Comme je connais beaucoup de musiciens qui croient avoir la mémoire idéale du la, il m’était facile de faire de nombreuses expériences.

Le premier jour, en circulant, je rencontre un musicien, et naturellement je dirige la conversation sur le fameux la, m’affligeant de la difficulté que j’éprouve à me le graver dans la tête. Cependant, mettant toute modestie de côté, j’essaye de l’articuler par la voix ; immédiatement le diapason sort de ma poche et permet de constater le degré d’exactitude de l’intonation, notre musicien me fait compliment en disant : C’est cela, çà n’est pas mal. Voyez à quoi l’on arrive avec de la persévérance,

Le lendemain, je rencontre la même personne, et je me permets de lui demander son la ; à l’instant même, sa voix me donne un son qui n’était, par rapport au la normal, qu’un mauvais sol.

La même investigation s’est prolongée pendant près de trois mois sur divers musiciens. C’était l’un, c’était l’autre, je ne sais combien. Je leur donnais mon la à l’occasion, et puis naturellement je leur faisais donner le leur. Enfin, ne s’apercevant pas du motif qui me faisait agir, ils m’appelaient l’homme au la et me prenaient pour un phénomène. L’expérience avait duré assez longtemps, il était inutile de la prolonger davantage ; alors, je leur ai avoué très ingénument que, l’horloge de la cathédrale donnant le sol, je regardais en cachette à ma montre, et quand je voyais l’heure approcher je mettais la conversation sur le la. En entendant le sol de l’horloge, il m’était facile de leur chanter approximativement le la. Ils ont ri de bon cœur ; il n’y avait pas lieu se fâcher.

Mais plus tard, en réglant tous les comptes du la, ils ont bien été obligés de reconnaître que, suivant que la température était plus ou moins sèche ou humide, plus ou moins chaude ou froide, leur la variait très sensiblement.

En somme, je crois avoir acquis la certitude que c’est seulement dans l’étendue de sa voix que le chanteur trouve le repère qu’on appelle le la ; ce n’est nullement dans la mémoire, Et, selon que la température varie, le repère subit une variation qui est plus ou moins sensible suivant les individus.

L’année dernière, un violoniste de grand talent exécuta deux morceaux avec l’accompagnement d’un orchestre composé lui-même d’artistes habiles ; après ces deux morceaux, il en joue un troisième. Mais, avant de commencer, il demande le la aux premiers violons. Ceux-ci n’étant pas d’accord entre eux, c’est le hautbois qui le lui a donné. Donc le grand violoniste n’avait pas le la. Sans cela, il ne l’eût pas demandé. Il l’avait pendant les deux premiers morceaux, il ne l’avait plus pour le troisième ; donc il l’avait perdu. Et cependant l’intervalle qui s’était écoulé n’était pas de longue durée.