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causalité agissant d’après des fins. » Il ressort bien de ces paroles de Kant que l’idée de fin ou de but ne réside que dans la pensée de ceux qui jugent, que ce n’est qu’une forme subjective du jugement, une, analogie éloignée qui permet aux hommes de comprendre, de s’expliquer certaines productions de la nature, en particulier les organismes mais que l’idée de finalité n’est pas un principe des choses. Le point de vue téléologique contredit si peu, chez Kant, l’explication mécanique de la nature, — et, « si l’on ne fait pas du pur mécanisme le principe de nos investigations, il ne peut y avoir de véritable connaissance de la nature, » dit Kant (§ 69), — que le philosophe de Königsberg n’admet pas qu’on déclare impossible « la production d’êtres organisés par un simple mécanisme de la nature », et s’il maintient encore, à côté du principe d’explication mécanique, le principe d’explication téléologique, ce n’est que jusqu’à ce que celui-là ait définitivement éliminé celui-ci.

C’est que toute explication téléologique de la nature n’est en réalité qu’un aveu d’ignorance. Les causes finales n’ont jamais rien expliqué ; et Bacon les compare avec toute raison à ces vierges stériles consacrées au Seigneur. Depuis trois siècles, tous les efforts des savants ont tendu à les chasser de la science. Lamarck et Darwin, en cela aussi les continuateurs d’Empédocle, ont beaucoup fait, M. Schultze l’a rappelé, pour substituer en biologie les explications du « pur mécanisme » aux explications traditionnelles des causes finales. Mais combien de physiologistes, voulant expliquer l’origine d’un organisme à partir de la cellule ovulaire fécondée, vous diront encore, comme Claude Bernard : Tous les processus qui s’accomplissent ici tendent à une même fin, la réalisation du type spécifique, et la nature s’y révèle grande artiste. On a porté un jugement ex analogia hominis ; on a comparé à l’habileté d’un artiste l’art qu’est censée déployer la nature dans l’organisation d’un œuf fécondé ; voilà tout. On n’a, en réalité, rien expliqué, La distance, en effet, qui sépare les actions conscientes de l’homme des processus organiques est si considérable que Kant a pu écrire avec toute raison : « À parler exactement, l’organisation de la nature n’a rien d’analogue à aucune des causalités que nous connaissons. » (§ 64.)

Or les causes finales, et toutes les autres idées de la raison pure que nous avons énumérées, sont proprement les objets de la métaphysique. Comme aucun de ces objets n’est donné dans l’expérience, on pourrait conclure que la métaphysique est la science de ce qui est absolument vide pour notre connaissance. La foi est naturelle à l’homme ; mais, dès qu’on a montré que cette « illusion nécessaire » n’est qu’une illusion, l’existence de la métaphysique, en tant que science, ne s’évanouit-elle pas ? Kant a réduit en poudre, et pour tous les temps, l’édifice séculaire de la métaphysique dogmatique. M. Fritz Schultze n’y contredit pas, au contraire. Mais que trouve-t-on au fend de ces trois idées de la raison pure, — Dieu, l’âme, l’atome ? — demande-t-il. Dieu est la cause première de toutes choses en général, l’âme est la cause première de toute vie psychique, la matière est la cause première de tous les phé-