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l’expression claire, entrainant une dépense de forces, en suppose un surplus disponible chez l’orateur comme chez l’écrivain, et qu’il y a bien des manières de concevoir une idée, depuis le rêve confus où on l’entrevoit à peine pour soi-même, jusqu’à la vue si intense qu’on en est possédé et qu’on veut à tout prix se soulager en la déchargeant dans l’oreille des autres. L’examen de toutes les conséquences partielles de la théorie nous entraînerait évidemment trop loin : on voit seulement qu’elle est prête à résoudre un grand nombre de difficultés.

Maintenant cette pensée que l’on communique avec autrui, en tant qu’objective, il ne faut pas oublier qu’elle est une œuvre sociale et que nous la recevons du milieu psychique où nous avons grandi, milieu sans lequel elle eût été absolument impossible. Ici, bien que nous ayons enseigné maintes fois cette vérité, nous sommes heureux de prendre pour guides M. Marion et M. Fouillée. Évidemment, ce dernier, tout en défendant ses lignes, a éprouvé de violentes tentations de passer à l’ennemi. « Il y aurait bien, dit-il, une porte de biais par où l’on pourrait venir au secours de la thèse que nous discutons. On pourrait soutenir cette opinion radicale que l’individu même, en croyant avoir conscience de soi, n’a réellement conscience que de la société. Et en effet qu’avons-nous en propre ? que tenons-nous de nous-mêmes ? Rien, ou presque rien. Notre langue vient de la société, notre éducation vient de la société ; nos penchants instinctifs, notre caractère prétendu personnel sont un héritage de la société ; nos organes et notre cerveau ont été façonnés, pétris, semés d’idées et de sentiments par l’effort accumulé de la société entière ; en un mot, c’est la société qui marche et respire dans un peuple d’hommes. Ce que chaque individu se doit compte pour un, ce qu’il doit à la société est représenté par le nombre de tous les membres. Dès lors, notre conscience même n’est peut-être que la conscience sociale sous une de ses formes ; ce sont les générations présentes et les générations passées qui ont conscience en nous ; la voix que nous écoutons en nous-mêmes et que nous prenons pour notre voix est celle de nos pères et des pères de nos pères, qui retentit à travers les âges et se prolonge d’individu en individu comme d’écho en écho. Il y a du vrai dans cette conception. » Il y a beaucoup de vrai à notre avis, bien que la forme adoptée soit dans ce passage à dessein quelque peu poétique. Il y a de vrai que le langage est une œuvre collective et que, comme la pensée et le langage se sont développés parallèlement, la pensée en est une aussi. Trouver, entre les impressions diverses de chacun et les expressions que cette diversité d’impressions suggérait aux individus, une moyenne où les carac-