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toujours été à la portée de l’homme ; pour une partie considérable de la nature elle nous échappe encore. Dans ce cas, la lumière nous manque pour fixer les règles de l’action correspondante. Faut-il donc renoncer à l’action ? Cela est impossible. Les besoins nous pressent. C’est ainsi que l’humanité est amenée à agir d’après des conjectures, par une sorte de divination. L’imagination présente toutes les combinaisons possibles. Les plus simples sont préférées, étant plus belles[1]. On tâtonne, on essaye ; les moyens qui réussissent ou paraissent réussir sont érigés en règles. Il y a beaucoup de temps perdu, mais le temps ne compte pas dans les phases primitives de l’humanité, et l’idée fixe de la découverte, dont la gloire ou la fortune est le prix, encourage plus tard tous les sacrifices. À cette phase de leur développement, la science et l’art ne sont pas encore nettement séparés ; les savants sont des inventeurs, et les praticiens font des découvertes théoriques : lois et règles, prescriptions et doctrines, tout est confondu. Toutes les sciences sont nées de la sorte, la géométrie de l’arpentage, la chimie de l’alchimie et de la métallurgie, l’astronomie de l’astrologie qu’un Campanella pratiquait encore, la botanique de l’agriculture et de l’art de l’herboriste, la zoologie de la zootechnie, etc., ou plutôt les sciences et les arts correspondants ont été longtemps des amas de connaissances indistinctes à la fois théoriques et pratiques, par lesquelles l’humanité parait tant bien que mal aux nécessités les plus urgentes. La médecine en est encore là sur bien des points, ce qui ne l’empêche pas de guérir assez souvent.

C’est le moment où triomphe cette méthode déductive ou hypothétique que nous décrivions tout à l’heure. La science « est pleine de vues à priori, d’idées préconçues, qui ne reposent que sur des principes abstraits ou sur un petit nombre d’observations trop insignifiantes même pour être invoquées. Elle affirme avec une assurance d’autant plus imperturbable que ses principes sont en dehors de l’expérience et son dogmatisme est en raison directe de la pénurie de ses preuves. Elle ne dit jamais : cela peut être ; elle dit : cela doit être ou : il faut que cela soit ; c’est une nécessité logique, et c’est aussi une obligation pratique, une prescription d’autant plus impérieuse que le résultat à obtenir est plus désirable. Les savants de ce genre invoquent volontiers leurs convictions ; les contradictions sont mal

  1. L’activité revêt alors un caractère esthétique dont nous ne disons rien, pour ne pas compliquer cette exposition. Presque toutes les pratiques utiles commencent par être cultivées en forme de jeu. La poésie est à l’origine de toutes les sciences et de tous les arts techniques. L’artiste, l’artisan et le savant sont réunis chez les hommes du xvie siècle (exemples : Vinci, B. de Palissy, Kœpler) ; Gœthe a beaucoup fait pour les sciences de la nature. La divination [illisible]nt nous parlons ici ne va pas sans enthousiasme.