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Tracy et Biran, c’est précisément la faculté motrice qui par l’intermédiaire du toucher nous fait connaître qu’il y a des corps en dehors de nous. Rey Régis semblerait devoir être particulièrement favorable à cette manière de voir, vu l’importance attribuée par lui à la faculté motrice et au mouvement. Cependant, négligeant cette solution, et ayant à choisir entre le toucher et la vue comme origine de la notion d’extériorité, il rejette l’opinion de presque tous les philosophes qui attribuent ce privilège au toucher, et il le transfère à la vue ; c’est un point de vue curieux et qui mérite d’être mis en lumière.

On peut dire que depuis Malebranche et Berkeley la vue a été successivement dépouillée de la plus grande partie de son domaine, j’entends de son domaine acquis, celui où nous sommes établis aujourd’hui, sans en rechercher les titres. Les illusions de la vue avaient été souvent sans doute signalées par les sceptiques ; mais Malebranche et Berkeley paraissaient aller plus loin que les sceptiques, en contestant à la vue ses perceptions en apparence les plus immédiates. Ce fut notamment la notion de distance qui fut l’objet de la critique des philosophes et des physiologistes au xviiie siècle. Berkeley fit observer qu’on ne peut pas voir la distance, parce que la distance n’est qu’un rapport ; et invoquant, l’un des premiers, le principe, depuis si fécond et si abusif, de l’association : des idées, il expliqua les perceptions de la distance et du relief par l’association des données du toucher aidé du mouvement avec les données de la vue. Cette théorie si ingénieuse de Berkeley obtint une confirmation éclatante d’une expérience célèbre au xviiie siècle, l’expérience de Cheselden. Cheselden, ayant opéré un jeune aveugle de naissance de la cataracte et l’ayant interrogé sur ses premières perceptions et sensations, crut pouvoir affirmer qu’il n’avait aucune notion de la distance. « Les objets, disait Cheselden, lui paraissaient toucher ses yeux. » On ne fit pas subir à cette expérience les critiques et les épreuves qu’elle eût dû traverser avant d’être si rapidement admise ; on ne remarqua pas que, dans le rapport de Cheselden, cette question n’occupait que deux lignes et n’était accompagnée d’aucune discussion critique, que toute la théorie ne reposait que sur deux mots très vagues : toucher les yeux[1]. L’hypothèse de Berkeley était si ingénieuse, la confirmation expérimentale paraissait si évidente que la plupart des philosophes au xviiie siècle et depuis ont admis cette doctrine sans examen. Voltaire, Condillac, l’école écossaise l’ont répandue et rendue classique. Cependant elle ne fut pas tout à fait acceptée sans contestation.

  1. Voyez sur cette question De la perception de la distance par la vue ; notre travail publié dans la Revue philosophique (tome VII, janvier 1879).