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une réminiscence, une suggestion, une idée due à quelque association bizarre vient fondre sur cette intelligence désemparée : l’obsession commence. Alors l’idée fixe se complète par une impulsion continue et le tourment qu’elle impose ne cessera pour un moment que quand le malade, sans autre motif que celui de se délivrer de la douleur de obsession, aura commis l’acte insensé que son imagination réclamait de lui. Il arrive encore quelquefois que des esprits, plutôt faibles que malades, s’engouent, sans trop savoir pourquoi, d’une idée ; ils s’en tiennent donc à elle, la retrouvent partout et l’expriment à tout propos ; mais ils la contemplent ou la rêvent beaucoup plus qu’ils ne la raisonnent : ils ont un secret pressentiment que des efforts suivis pour la mettre à exécution révéleraient trop cruellement des difficultés qu’ils veulent ignorer. S’il, en est parmi eux qui agissent quand même, se brisent fièrement contre les obstacles, et nient ou expliquent à leur façon des insuccès qui devraient le décourager pour toujours, il est clair qu’avec ceux-là nous reprenons le chemin de l’aliénation véritable. L’idée fixe de Christophe Colomb a-t-elle l’un ou l’autre de ces caractères ? D’abord l’a-t-il subie ? Non très certainement ! Il l’a voulue, il l’a cherchée de tous les efforts de son intelligence et de son courage. Il y arrive par l’érudition, il y arrive par le calcul, il y arrive par l’habitude de mépriser le danger et de l’aimer, quand il est utile ; il y arrive par son zèle religieux autant que par son amour de la gloire. C’est donc bien lui qui l’a conçue, qui l’a formée, qui l’a défendue, qui l’a fait vivre et triompher à travers mille résistances de toute nature. Y a-t-il rien là de cet état passif d’une âme obsédée par une action étrangère et mystérieuse, qui brise le fil de ses idées et rompt la continuité de ses efforts ? Sans doute, il est une période de sa vie qui présente avec l’état de l’idée fixe une ressemblance apparente : c’est celle qui suit le travail mental d’où est sortie la conviction raisonnée et qui précède le commencement de l’exécution. Oui, c’est alors chez lui une idée que rien l’ébranlera ; elle le suivra jusqu’au bout, elle le suivra non avec la troupe des cauchemars ténébreux, des impulsions subites, des terreurs irréfléchies, du joies puériles, mais avec un cortège d’espérances lumineuses qui, sans dérober à sa vue aucun des sacrifices inévitables, lui montreront incessamment la récompense de ses travaux dans le triomphe final et dans la gloire. Cet état ressemble pour un instant et par un de ses côtés à l’idée fixe, comme parfois l’habitude ressemble à l’instinct, comme l’héroïsme de d’Assas ressemble au dévouement d’un terre-neuve, et comme la sûreté mathématique des combinaisons d’un habile architecte ressemble à l’infaillibilité des abeilles dans la construction de leurs cellules hexagonales.