Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/532

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
528
revue philosophique

rents à leur prospérité ou à leur abaissement, le mal serait immense ; mais la claire vue de la dislocation qui en résulterait et l’évaluation presque certaine des souffrances qui en seraient la suite suffisent pour déterminer ceux qui pensent à relever par tous les moyens le sentiment patriotique et à se faire sur ce point les complices de la prétendue tromperie de la nature. Nous ne voyons pas en quoi la pleine conscience de son mal peut être funeste à un médecin, quand il a sous la main le moyen de se soigner, de se guérir peut-être.

Ainsi, de quelque côté qu’on envisage la philosophie de l’évolution, elle paraît tout aussi propre que ses devancières à fonder le droit, à entretenir le feu sacré de la justice, à nourrir la vie morale. Elle seule subordonne l’individu à la société, mais elle seule aussi lui donne une valeur positive, indépendamment de toute conception métaphysique ou religieuse. Elle seule est capable de fortifier le pouvoir sans compromettre la liberté. Il serait hasardeux de dire quelle est la vérité définitive ; mais comment ne pas se sentir tenté d’appliquer à la science sociale une méthode qui, depuis qu’elle est appliquée aux autres sciences de la nature, n’a pas donné lieu à un seul mécompte et n’a pas vu un seul de ses résultats infirmés ? Pourquoi les lois tirées des faits économiques et démographiques par exemple seraient-elles moins durables et moins fécondes que les lois tirées des faits biologiques et physiques ? Et pourquoi tous les faits sociaux de même nature ne seraient-ils pas l’un après l’autre l’objet de pareilles investigations, avec le même succès ? Admettons que les doctrines politiques ne soient vraies que pendant qu’on y croit et qu’il suffise d’y croire pour qu’elles portent des fruits ; essayons alors de croire à celle-ci, car les autres ne nous sauveront pas, puisqu’on n’y croit plus.

A. Espinas.