Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/562

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
558
revue philosophique

que. D’ailleurs la question est tranchée non pas par quelques textes, mais par la méthode même et l’allure générale de la philosophie de Descartes. Nous pourrions, d’ailleurs, invoquer contre l’auteur de la thèse ce qu’il dit lui-même ailleurs « de l’hostilité commune des cartésiens et de Malebranche contre les anciens » (p. 238).

Voici maintenant l’autre moyen de conciliation. Si Descartes, selon M. Krantz, se défend d’innover, c’est qu’il admet une raison impersonnelle contemporaine de l’humanité, c’est qu’il identifie l’antiquité avec la nature et la raison, identification que Boileau transportera du domaine de la philosophie dans celui de l’art. Grâce aux idées innées à cette raison universelle, tout, d’après lui se concilie, ici et ailleurs. La vérité est que limitation des anciens vient de la tradition de la Renaissance, et surtout de l’admiration excitée chez des hommes de’goût par les chefs-d’œuvre de la Grèce et de Rome. C’est un manifeste contre-sens que de vouloir en faire un honneur ou un reproche à la philosophie de Descartes, animée d’un tout autre esprit.

Pour avoir méconnu cette réaction de toute la philosophie nouvelle contre l’antiquité, il n’a pas vu le lien entre le cartésianisme et la querelle des anciens et des modernes, qui a eu un rôle considérable à la fin du xviie siècle et au commencement du xviiie. Ce n’est pas Perrault, dit-il, c’est Boileau qui est le vrai fils de Descartes, Sans doute Boileau, par certains côtés, relève de Descartes ; mais Perrault, et avec lui tous les principaux défenseurs des modernes, comme Lamotte, Fontenelle et Terrasson, s’y rattachent étroitement par le dédain de la science et de l’art antique et par leur foi dans les progrès de la raison humaine en même temps que par leur attachement à la nouvelle philosophie. La querelle ne se borne pas, comme paraît le croire M. Krantz, à une question secondaire du mérite de tel ou tel d’entre les modernes comparé au mérite de tel ou tel auteur ancien ; elle est plus générale, et elle a une toute autre portée. Il ne s’agit pas seulement du progrès des lettres, mais de celui des arts et des sciences, et, par-dessus tout, du progrès de la raison humaine. Déjà l’idée de ce progrès était dans Descartes ; s’il s’inquiète peu des hommes qui sont venus avant lui, comme il l’écrit à Gassendi, il s’inquiète fort de ceux qui viendront après. N’a-t-il pas prédit une amélioration indéfinie du physique et du moral de l’homme par le progrès des sciences en général et de la médecine en particulier ? Comme Bacon, Malebranche estime que c’est nous qui sommes les vrais anciens. « Au temps où nous vivons, le monde, dit-il, est plus âgé de deux mille ans, il a plus d’expérience, il est plus éclairé ; c’est la vieillesse et l’expérience du monde qui font découvrir la vérité[1]. » Telle est l’idée principale que les défenseurs des modernes, qui d’ailleurs en philosophie sont tous des cartésiens, ont à cœur de développer et de démontrer. Tel est le côté sérieux et philosophique de la querelle qu’il faut savoir dégager de

  1. Recherche de la vérité, 2e livre.