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M. Delbœuf lui-même, dans des considérations ingénieuses et suggestives sur le temps, rend sa propre théorie impossible et contradictoire. Le passage d’une forme de la force à une autre forme, dit-il, « ne se fait pas sans qu’il y ait une résistance détruite. Et c’est l’ensemble de résistances détruites qui constitue le temps. Nulle transformation ne se fait sans peine, » donc, ajouterons-nous, sans dépense de force. « Le temps, continue M. Delbœuf non sans profondeur, c’est la série des résistances brisées. Si rien ne résistait au changement, il n’y aurait pas de temps. Tout ce qui doit être serait immédiatement[1]. » — Dès lors, comment admettre qu’une suspension d’action ou une suspension de temps ne soit « rien » et qu’on puisse disposer du temps, c’est-à-dire de la série des résistances, sans disposer de la quantité, de la direction ou du point d’application des forges[2] ?

Après avoir ainsi essayé de démontrer que l’homme peut disposer du temps sans modifier la quantité d’énergie universelle et que, conséquemment, la liberté est possible, M. Delbœuf entreprend ensuite de démontrer sa réalité. Pour cela il suffit, à l’en croire, de démontrer qu’il existe des mouvements discontinus, c’est-à-dire dont le caractère et les propriétés générales ne sont pas identiques en chaque point. Tel serait un arc de courbe continué par sa tangente. Le principe dont part M. Delbœuf est celui de Laplace (et de Leibnitz) : « Laplace disait ceci : Etant données les forces dont la nature (non libre) est animée et la situation respective des êtres qui la composent, une intelligence suffisamment vaste connaîtrait l’avenir et le passé aussi bien que le présent. Je vais plus loin : je dis que cette intelligence n’aurait besoin, si la nature est un mécanisme, que de considérer pendant un temps fini, si court qu’il soit, la marche d’une portion de matière, aussi petite que l’on voudra, pour recréer

  1. P. 622
  2. « La destruction de la résistance dont il est ici question, dit M. Delbœuf, ne réclame l’intervention d’aucune autre force que le temps. » (P. 534.) Le temps est-il donc un personnage réel, un Saturne véritable ? C’est là réaliser une abstraction. De plus, s’il n’y a besoin d’aucune autre force que le temps pour briser une résistance, à quoi bon notre volonté, notre liberté ? Nous n’aurons, à la lettre, qu’à laisser faire le temps. Mais, si effectivement le temps aplanit bien des obstacles, ce n’est pas par lui-même, c’est par la combinaison des mouvements dont il n’est que la forme et l’ordre de succession. « La chute d’un corps, même dans le vide, objecte M. Delbœuf, demande du temps ; il y a donc des résistances détruites. » — Où est ce vide absolu ? Où est l’endroit de l’univers sans matière ? En outre, ce qui détruit les résistances à la chute d’un corps n’est pas le temps seul, mais bien le corps lui-même ; c’est un mouvement qui se compose avec d’autres mouvements et qui, pour cela, a besoin du temps comme de l’espace. Une « série de résistances brisées » n’est pas une force destructive de résistance, et M. Groclerc a raison de s’étonner que, pour M. Delbœuf, le temps puisse être à la fois force et série.