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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

Ainsi, il y a bien deux évolutions, l’une ascendante, l’autre descendante : essayer de les assimiler l’une à l’autre serait une tâche sans issue. Dans la vie individuelle du grand homme, avons-nous dit, les passions et les fantaisies vont souvent à la débandade, quand sommeille pour un temps le grand dessein. De même, quand les éléments que l’hérédité transmet n’ont plus cette forte organisation nécessaire à la poursuite attentive, énergique et passionnée d’un but supérieur, les caractères se morcèlent et se disséminent : cette espèce d’abandon de soi-même et d’anarchie, de désordre enfin, qui, dans l’existence du grand homme, était une phase transitoire, exceptionnelle, en dehors, devient comme la loi des existences dégénérées qui lui succèdent. C’est ce qu’a observé admirablement Sainte-Beuve.

« Il est à remarquer, dit-il[1], que l’âme d’un héros, quand elle se partage et se brise en quelque sorte entre ses descendants, produit quelquefois de singulières formes ou même des monstres étranges. Tout est considérable dans ces grandes âmes, les vices comme les vertus. Tel défaut qui dans le chef était balancé et tenu en échec par une haute qualité se démasque tout à coup chez les descendants et apparaît hors de mesure. Le grand Condé n’avait au fond de l’âme rien moins que cette bonté naturelle dont l’a loué Bossuet ; mais son grand esprit et son vaillant cœur couvraient bien des choses. Pourtant il ne fallait pas le contrarier à certains moments ; caractère violent et despotique, il s’irritait de la contradiction, même quand il ne s’agissait que des ouvrages de l’esprit. Boileau s’en aperçut, un jour qu’il différait de sentiment avec lui. Dorénavant, disait-il, je serai toujours de l’avis de M. le Prince, surtout quand il aura tort. En général, les descendants du grand Condé ne furent pas bons. La brutalité, poussée jusqu’à la férocité, perçait déjà dans celui qu’on appelait M. le Duc (le petit-fils), et dans cet autre M. le Duc, qui fut premier ministre après le Régent ; elle éclata à nu dans le comte de Charolais. Les violences, l’impossibilité de supporter aucune contradiction se marquaient chez eux en traits énergiques et frénétiques. L’esprit du grand aïeul se soutint cependant avec distinction encore et se distribua comme en brillantes parcelles dans la personne de plus d’un rejeton. La duchesse du Maine fut à cet égard des mieux partagées[2]. Il est à remarquer qu’à ce degré si prochain la race déjà s’appauvrissait au physique et que la taille s’en ressentait. La duchesse du Maine, aussi bien que ses sœurs, était presque naine ; elle qui était une des plus grandes de la famille, elle ne paraissait pas

  1. Causeries du lundi, tome III, Étude sur la duchesse du Maine.
  2. À rapprocher de ce que nous avons observé plus haut.