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sa sincérité religieuse ; d’ailleurs, le chanoine Gassendi en a dit bien d’autres. IL vaut mieux rappeler qu’au temps de Descartes l’indépendance de la physique et de la métaphysique n’était pas encore soupçonnée. Comme les anciens, les philosophes du xviie siècle auraient refusé le nom de science à une doctrine qui n’aurait rien dit du premier principe des choses. Aussi « Descartes fait-il effort pour effacer une distinction qu’avec plus de docilité aux enseignements de sa méthode il eût avouée et accentuée, et à peine a-t-il établi sur la foi de la clarté et de la distinction qui lui apparaissent en elles les lois générales du mouvement, qu’il les fait dépendre du premier principe des choses. Reconnaissons-le cependant : ce retour à l’idée de Dieu a moins pour but de poser de nouvelles prémisses à la mécanique universelle que de fournir aux principes scientifiques d’où elle émane une caution métaphysique, »

Dans cette thèse, brillamment défendue par M. Liard, il y a deux questions que l’auteur a été loin de confondre, mais que nous aurions cependant voulu voir distinguer encore plus nettement : une question logique ou métaphysique et une question historique. Que la physique mécaniste, telle que nous la concevons aujourd’hui, soit indépendante de la métaphysique, c’est ce que personne ne contestera ; que cette physique, même telle que la concevait Descartes d’après l’idée qu’il se fait de l’étendue, puisse être directement déduite de la méthode mathématique telle qu’il l’a définie, sans passer par la métaphysique, c’est, croyons-nous, ce que tout le monde accordera volontiers et ce qu’il est à peine besoin de démontrer. Le point important est de savoir si historiquement Descartes s’est rendu compte de cette indépendance, et dans quelle mesure il s’en est rendu compte. Si ce point est établi, Descartes nous apparaît sous un jour tout nouveau ; son génie prend des proportions inattendues. Seul parmi ses contemporains, il a compris ou deviné que la science peut être constituée en elle-même et dégagée des incertitudes de la métaphysique ; il a eu cette vue que n’ont eus après lui ni Malebranche, ni Spinoza, ni Leibnitz : il est en avance sur son siècle et sur le siècle suivant ; il devance Kant de près de deux cents ans. Il y aurait quelque naïveté à le louer immodérément, parce qu’il pense comme nous ; mais, quelle que soit la valeur absolue de l’opinion généralement adoptée aujourd’hui, qui attribue à la physique et à la métaphysique des domaines distincts, et quoi qu’en doivent penser les siècles futurs, il est certain que cette conception ne se présente pas d’elle-même à l’esprit, et même qu’elle est contraire à ses dispositions les plus naturelles. Nous n’y sommes arrivés qu’après bien des discussions, des contradictions, des déceptions ; peut-être même n’y serions-nous pas arrivés si, par le merveilleux essor qu’elles ont pris et par les progrès qu’elles ont réalisés, les sciences de la nature n’avaient démontré leur indépendance, à la façon dont Diogène prouvait le mouvement. Encore à l’heure présente, parmi ceux qui se disent philosophes, combien n’en reste-t-il pas qui ne peuvent s’accoutumer à l’idée de